ALEA | Rio de Janeiro | vol. 21/2 | p. 53-63 | mai-ago. 2019 HENRI SCEPI | Pens

ALEA | Rio de Janeiro | vol. 21/2 | p. 53-63 | mai-ago. 2019 HENRI SCEPI | Penser L’art... PENSER L’ART AU PRESENT : BAUDELAIRE ET LE PEINTRE DE LA VIE MODERNE THINKING ART AT PRESENT: BAUDELAIRE AND THE PAINTER OF MODERN LIFE Henri Scepi Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 Paris, França ORCID 0000-0003-1069-7246 Résumé Cet article se propose de revenir sur ce qui constitue l’un des apports sans doute majeurs de Baudelaire à la pensée de l’art moderne : la promotion d’une théorie du présent, qui ne va pas sans une reconfiguration du temps - notamment dans la référence au passé et à la tradition - ni sans une réflexion sur la mémoire. L’exemple de Constantin Guys, peintre du présent, de l’instantané et du fugitif, conduit Baudelaire à réévaluer le statut même de l’artiste et à requalifier les données de l’art. Il prend part à la mesure de la force de dislocation du présent. Mais trop conscient des risques d’éparpillement et d’aveuglement qu’il comporte, Baudelaire s’attache à mettre à distance et à “amortir” les ondes du choc (Benjamin) du moderne. Mots-clés: Baudelaire, art modern, théorie du présent, temps, mémoire. Resumo O presente artigo propõe retomar o que constitui sem dúvida um dos mais importantes aportes de Baudelaire ao pensamento sobre a arte moderna: a promoção de uma teoria do presente, que não pode ser pensada sem uma reconfiguração do tempo – notadamente na referência ao passado e à tradição – nem sem uma reflexão sobre a memória. O exemplo de Constantin Guys, pintor do presente, do instantâneo e do fugidio, conduz Baudelaire a reavaliar o próprio estatuto do artista e requalificar os dados da arte. Participa da medida da Abstract This article proposes to return to what constitutes one of Baudelaire’s probably major contributions to the thought of modern art: the promotion of a theory of the present, which is not without a reconfiguration of time - particularly in the reference to the past and tradition - or without a reflection on memory. The example of Constantin Guys, painter of the present, of the snapshot and the fugitive, led Baudelaire to re-evaluate the artist’s very status and to re-qualify the data of art. It takes part in the measure of the present’s dislocation force. But https://dx.doi.org/10.1590/1517-106X/2125363 DOSSIÊ ALEA | Rio de Janeiro | vol. 21/2 | p. 53-63 | mai-ago. 2019 54 HENRI SCEPI | Penser L’art... Baudelaire critique d’art, ou plutôt penseur de l’art, aura été animé par une authentique passion du présent. On se souvient qu’à la fin du Salon de 1845, après avoir loué Delacroix, dont la couleur et le dessin atteignent à une algèbre miraculeuse, « impromptue et spirituelle »1 (BAUDELAIRE, 1976, t. 2, p. 356), et déploré parallèlement la « blancheur et (la) clarté désespérantes »2 (BAUDELAIRE, 1976, t. 2, p. 357) de Vernet, après avoir souligné les qualités des « pseudo-Delacroix » que sont Chassériau et Debon, et attiré l’attention avec ironie sur les « articles de voyage ou de moeurs »3 (BAUDELAIRE, 1976, t. 2, p. 394) d’un Borget, il écrit : « Celui-là sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher à la vie actuelle son côté épique, et nous fera voir et comprendre, avec de la couleur et du dessin, combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies » (BAUDELAIRE, 1976, t. 2, p. 407). De l’expression de ce vœu se dégage un horizon d’attente personnel et s’esquissent les lignes de fuite d’un programme d’étude, d’enquête et de réflexion, qui jamais ne se démentira. Si Baudelaire attend du peintre moderne qu’il révèle aux consciences la « beauté particulière, inhérente à des passions nouvelles »4 (BAUDELAIRE, 1976, t. 2, p. 495) qui est le propre du présent, il se convainc dans le même temps de la nécessité presque ontologique de prêter à l’artiste un mode de pensée spécifique, non conceptuel, non discursif, reposant tout entier sur les moyens mêmes de la peinture. Car faire « voir et comprendre, avec de la couleur et du dessin », cela revient à engager une pensée en actes, immanente à l’ordre de la représentation comme aux formes concaténées du style, et qu’il appartiendrait au critique 1 « Delacroix », à propos des Dernières paroles de Marc-Aurèle. 2 « Horace Vernet ». 3 « Borget ». 4 Salon de 1846. too aware of the risks of scattering and blindness that it entails, Baudelaire strives to distance and “cushion” the waves of shock (Benjamin) of the modern. Keywords: Baudelaire, modern art, theory of the present, time, memory. força de deslocamento do presente. Mas consciente demais dos riscos de dispersão e cegueira que comporta. Palavras-chave: Baudelaire, Arte Moderna, Teoria do Presente, Tempo, Memória. ALEA | Rio de Janeiro | vol. 21/2 | p. 53-63 | mai-ago. 2019 55 HENRI SCEPI | Penser L’art... poète – telle serait sa responsabilité – de porter au jour, de rendre intelligible5. Soucieux de poursuivre jusqu’à son terme ultime une réflexion qui associe dans un même dessein clarificateur peinture et poésie, Baudelaire en vient à articuler dès le Salon de 1846 la dimension du présent avec la composante ou la qualité poétique ; il tâche de rendre l’art à l’état actuel de la sensibilité. Se résument et se redistribuent par là les termes matriciels de la critique romantique tels par exemple que Stendhal a pu leur conférer une consistance formulaire et quasi programmatique dans Racine et Shakespeare6. La fonction du critique s’en trouve par là-même justifiée et comme exhaussée ; car il n’incombe pas à ce dernier de raisonner les procédés de la création et de « tout expliquer « de manière froide et algébrique » ; tout au contraire sa mission consiste, comme l’écrit Baudelaire, à faire valoir dans ses jugements « un point de vue exclusif, mais un point de vue qui ouvre le plus d’horizons »7 (BAUDELAIRE, 1976, t. 2, p. 418). On sait qu’à la source de cette logique paradoxale gît une substitution majeure : la passion remplace la raison ; et si le critique développe et construit une pensée, celle-ci doit inventer son propre langage et faire parler l’œuvre considérée en la restituant à sa parole originaire et fondatrice et non en la rapportant mécaniquement à des grilles et des schémas préconçus. C’est pourquoi « la critique touche à chaque instant à la métaphysique »8 (BAUDELAIRE, 1976, t. 2, p. 419). C’est ce point de vue informant, foyer d’une pensée de l’art, que je me propose de cerner, à grands traits, dans Le Peintre de la vie moderne, point d’accomplissement d’une théorie du moderne soumise aux seules injonctions du présent et vouée par là même à recatégoriser et à requalifier les notions ordonnatrices de l’histoire de l’art en dehors des voies tracées de la tradition et l’académisme. Le Peintre de la vie moderne est un texte précieux parce qu’il met d’emblée l’accent d’intensité sur le présent conçu comme moment épocal, mais aussi 5 Par où l’artiste qui pense avec ses brosses s’opposerait au peintre que la seule pensée guide, comme une lumière qui resterait extérieure à son art. Voir par exemple ce que Baudelaire écrit de Laviron et de sa toile Jésus chez Marthe et Marie : « Tableau sérieux plein d’inexpériences pratiques. – Voilà ce que c’est que de trop s’y connaître, – de trop penser et de ne pas assez peindre », Salon de 1845 (BAUDELAIRE, 1976, t. 2, p. 374). 6 Voir la célèbre définition du romanticisme, conçu comme « l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible » (Racine et Shakespeare, chap. 3, Pauvert, 1965, p. 62). Proposition que Baudelaire fait sienne et prolonge à sa manière : « Chaque siècle, chaque peuple ayant possédé l’expression de sa beauté et de sa morale, – si l’on veut entendre par romantisme l’expression la plus récente et la plus moderne de la beauté, – le grand artiste sera donc, – pour le critique raisonnable et passionné, – celui qui unira à la condition demandée ci-dessus, la naïveté, – le plus de romantisme possible » Salon de 1846 (BAUDELAIRE, 1976, t. 2, p. 419). Voir en outre, Le Peintre de la vie moderne (BAUDELAIRE, 1976, t. 2, p. 686). 7 Salon de 1846. 8 Salon de 1846. ALEA | Rio de Janeiro | vol. 21/2 | p. 53-63 | mai-ago. 2019 56 HENRI SCEPI | Penser L’art... comme spécificité, c’est-à-dire comme un champ ouvert à l’invention et à la promotion de valeurs distinctives. Dès le chapitre d’ouverture, « Le beau, la mode et le bonheur », Baudelaire affirme : « Le plaisir que nous retirons de la représentation du présent tient non seulement à la beauté dont il peut être revêtu, mais aussi à sa qualité essentielle de présent »9 (BAUDELAIRE, 1976, t. 2, p. 684). Beauté – part poétique, en d’autres termes – et présent se trouvent en quelque sorte rapprochés et distingués : c’est dire que quelque uploads/s3/ scepi-henri-penser-l-x27-art-au-present.pdf

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