26 A. CHAMBERT-LOIR Le prix Abel décerné à Jean-Pierre Serre Antoine Chambert-L
26 A. CHAMBERT-LOIR Le prix Abel décerné à Jean-Pierre Serre Antoine Chambert-Loir En 2003, l’Académie norvégienne des sciences et des lettres a décerné le premier prix Abel au mathématicien français Jean-Pierre Serre, « pour avoir joué un rôle clef en donnant à de nombreux domaines des mathématiques leur forme moderne, notamment la topologie, la géométrie algébrique et la théorie des nombres ». Quelques mots tout d’abord à propos du mathématicien norvégien dont le nom est attaché à ce nouveau prix. Bien qu’emporté très jeune par la tuber- culose, Niels Henryk Abel (1802–1829) a révolutionné les mathématiques et, pour reprendre le mot de Hermite, « laissé aux mathématiciens de quoi s’oc- cuper pendant cinq cents ans. » Par exemple, l’étude qu’il fit des intégrales elliptiques et de leur généralisation, aujourd’hui appelées intégrales abéliennes, est encore au cœur de la géométrie algébrique moderne, sous une forme à peine modifiée par l’introduction, due à Riemann, du langage géométrique. Mais revenons à notre sujet. Jean-Pierre Serre est né en 1926 dans la région de Nîmes, de parents pharmaciens. Il entre à l’École normale supérieure en 1945 puis au CNRS en 1948. Il soutient sa thèse d’État en Sorbonne en 1951 sur un sujet de topologie ; les résultats qu’il y établit font immédiatement grand bruit et trois ans plus tard, il reçoit la médaille Fields, un prix qui, jusqu’à la création du prix Abel, était considéré comme équivalent au prix Nobel, lequel n’existe pas en mathématiques, et dont il reste à ce jour le plus jeune récipien- daire ! Après avoir enseigné quelques années à Nancy, il est élu professeur au Collège de France en 1956 où il y enseigne jusqu’à sa retraite en 1994. Pendant toutes ces années, il a aussi enseigné dans de nombreuses universités étran- gères, notamment Harvard. Il est membre de l’Académie des sciences, ainsi que de plusieurs Académies étrangères (américaine, suédoise, hollandaise,...). Tout au long de sa carrière, Serre a reçu de nombreux prix ; outre la mé- daille Fields et ce prix Abel, je mentionnerai le prix Steele (1995) de la So- ciété mathématique américaine récompensant l’exceptionnelle qualité de l’ex- posé mathématique de son Cours d’arithmétique, et le prix Wolf (2000) pour « ses nombreuses contributions fondamentales à la topologie, la géométrie al- gébrique, l’algèbre et la théorie des nombres, ainsi que pour ses cours et ses écrits qui ont été une grande source d’inspiration. » L’œuvre mathématique de Serre est immense. La plupart des articles qu’il a écrits, environ 200, ont été regroupés dans quatre gros volumes édités par Springer-Verlag, à l’exception notable de plusieurs rédigés avec Armand Borel. Il a aussi publié une dizaine de livres tirés souvent de cours à l’École normale, au Collège de France, ou à Harvard : chacun, quel que soit le niveau où il se Je voudrais remercier D. Bertrand, P. Colmez et J. Oesterlé pour leurs remarques et suggestions. Je voudrais aussi profiter de ces lignes pour remercier P. Colmez et J.-P. Serre de l’aide qu’ils m’ont apportées lors de la rédaction de la notice sur J. Tate, parue dans le dernier numéro de la Gazette. SMF – Gazette – 99, Janvier 2004 LE PRIX ABEL DÉCERNÉ À JEAN-PIERRE SERRE 27 place, est aujourd’hui un classique incontournable. Sans compter les livres qu’il a contribué à publier au sein de Bourbaki, ce groupe de mathématiciens qui, en adoptant une méthode axiomatique, entreprit à partir des années 1935 d’asseoir les mathématiques contemporaines sur des bases rigoureuses, en procédant « le plus souvent du général au particulier ». En mathématiques comme dans beaucoup d’autres disciplines scientifiques, l’apprentissage est oral ; dans les séminaires tels que ceux que Henri Cartan organisa de 1948 à 1964 et dont le principe est toujours en vigueur, il est en outre collectif. Serre a fait, tout au long de sa carrière, un très grand nombre d’exposés dans des séminaires variés : du séminaire Cartan qui développait la topologie algébrique, la géométrie analytique, l’algèbre homologique, les fonc- tions automorphes, etc. aux séminaires Sophus Lie, ou Chevalley sur la théorie des groupes de Lie, mais aussi, bien sûr, au séminaire qu’organise N. Bourbaki pour favoriser la diffusion des mathématiques les plus actuelles. . . Les rédac- tions de ces exposés proposent souvent un point de vue nouveau et restent d’une valeur inappréciable. Certaines sont publiées dans ses Œuvres complètes, d’autres dans un volume édité en 2001 par la Société Mathématique de France. Serre a écrit de très nombreuses lettres. Il y explique ce qu’il est en train de faire, et l’on peut voir s’ébaucher des mathématiques. Certaines d’entre elles furent même aussitôt publiées, comme la lettre à Weil sur les « analogues käh- lériens de certaines conjectures de Weil » (Annals of maths 71 (1960), p. 392– 394 ; Œuvres, no 45) qui ont inspiré les conjectures standard de Grothendieck ! Il répond aussi à des questions qu’on lui a posées. Une partie de cette corres- pondance occupe une place à part, ne serait-ce que parce qu’elle a été rendue publique : celle avec Alexander Grothendieck, qu’ont éditée Serre et P. Colmez ; correspondance fabuleuse et joliment recensée par M. Raynaud dans le dernier numéro de la Gazette des mathématiciens. En sus d’une profusion de thèmes et de théorèmes, toute l’œuvre de Serre est marquée par un style d’une clarté incomparable. Il est économe de ses mots, et de ses moyens, et cela lui permet d’aller droit à l’essentiel. La clarté de ses textes se retrouve dans ses exposés oraux. Ses cours au Collège de France ont ainsi été pendant trente ans un moment unique pour tous ceux qui eurent la chance de les suivre. Il est impossible de rendre compte d’une telle œuvre en quelques pages. Je voudrais pourtant expliquer quelques uns des thèmes que Serre a abordés en essayant de montrer en quoi il a, à chaque fois, révolutionné la façon d’envisager un problème. Je dois hélas en omettre de nombreux autres : multiplicités d’intersection, anneaux locaux réguliers, compactification de quotients, formes modulaires p- adiques, ou plus récemment les sous-groupes finis des groupes de Lie simples. . . La liste est longue des nouveaux outils que Serre a forgés et qui ont modifié en profondeur le développement de ces théories. Topologie algébrique : groupes d’homotopie des sphères Dit grossièrement, la topologie, du grec topos, est l’étude des « lieux », des « formes ». Font par exemple partie de ses ambitions la classification des nœuds SMF – Gazette – 99, Janvier 2004 28 A. CHAMBERT-LOIR dans l’espace, définis comme l’image du cercle par une application continue injective, ou de manière imagée comme la disposition d’un lacet (de chaussure) placé dans l’espace et recollé en ses extrémités. Comme il y a beaucoup trop de latitude, on décide de négliger leurs déformations (le terme mathématique est homotopies) et de considérer comme équivalents deux nœuds qui pourraient se déformer l’un en l’autre. Plus généralement, la topologie algébrique associe à tout « espace » (topologique) des objets de nature algébrique (groupes, entiers), invariants par ces déformations ; ce sont les groupes d’homotopies. Cependant, il est souvent très difficile de les calculer, c’est même parfois indécidable. Appelons sphère de dimension n l’ensemble Sn des solutions dans l’espace à n + 1 dimensions de l’équation x2 1 + · · · + x2 n+1 = 1 ; on obtient un cercle pour n = 1, une sphère pour n = 2. Cette sphère possède des groupes d’homotopies π1(Sn), π2(Sn), et ainsi de suite. Il est facile de calculer les premiers groupes : πi(Sn) est nul si i < n, mais la détermination de πn(Sn) (isomorphe au groupe Z des entiers relatifs) permet de démontrer des résultats tout à fait non triviaux en topologie (théorèmes de Brouwer, d’invariance du domaine, etc.). Le premier exemple d’entiers (i, n) avec i > n où l’on sache que le groupe πi(Sn) n’est pas nul a été donné par H. Hopf en 1931 ! (Il s’agit de π3(S2), égal à Z.) C’est dans ce contexte que s’insère la thèse de Jean-Pierre Serre, « Homolo- gie singulière des espaces fibrés » (Œuvres, no 9), publiée en 1951, dans laquelle il démontre que les groupes d’homotopies de tout espace raisonnable (simple- ment connexe et d’homologie de type fini) ont un nombre fini de générateurs. Concernant les groupes d’homotopie des sphères, il montre qu’ils sont tous fi- nis, à deux familles d’exceptions près. Pour tout entier n ⩾1, on a déjà dit que le groupes πn(Sn) est égal au groupe infini Z. Toujours pour n ⩾1, Serre démontre que π4n−1(S2n) est égal à la somme du groupe Z et d’un groupe fini ; pour n = 1, il s’agit précisément du groupe étudié par Hopf. En un certain sens, la démonstration de Serre est très simple ; elle est de fait emblématique de ce qu’ont permis les mathématiques (« modernes » !) de la seconde moitié du xxe siècle. Elle procède par récurrence, en combinant deux idées. La première provient des travaux qu’avait réalisés Jean Leray, alors qu’il était prisonnier pendant la uploads/s3/ smf-gazette-99-26-32.pdf
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- Publié le Jui 30, 2022
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