Images Re-vues Histoire, anthropologie et théorie de l'art 6 | 2009 Devenir-ani
Images Re-vues Histoire, anthropologie et théorie de l'art 6 | 2009 Devenir-animal Devenir-animal pour rester-humain Logiques mythiques et pratiques de la métamorphose en Sibérie méridionale Charles Stépanoff Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/imagesrevues/388 DOI : 10.4000/imagesrevues.388 ISSN : 1778-3801 Éditeur : Centre d’Histoire et Théorie des Arts, Groupe d’Anthropologie Historique de l’Occident Médiéval, Laboratoire d’Anthropologie Sociale, UMR 8210 Anthropologie et Histoire des Mondes Antiques Référence électronique Charles Stépanoff, « Devenir-animal pour rester-humain », Images Re-vues [En ligne], 6 | 2009, mis en ligne le 01 juin 2009, consulté le 30 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/imagesrevues/ 388 ; DOI : https://doi.org/10.4000/imagesrevues.388 Ce document a été généré automatiquement le 30 janvier 2021. Images Re-vues est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International. Devenir-animal pour rester-humain Logiques mythiques et pratiques de la métamorphose en Sibérie méridionale Charles Stépanoff 4 Devenir-animal pour rester-humain Images Re-vues, 6 | 2009 1 1 Bien que les cas d’hommes devenant des animaux abondent dans les traditions orales de Sibérie du Sud, on ne rencontre guère dans cette région d’images frappantes permettant d’illustrer ce passage d’une catégorie à l’autre. Les images peintes sur les membranes des tambours chamaniques forment le principal corpus iconographique des peuples du massif de l’Altaï-Saïan. On y rencontre souvent des figures de chamanes, ces spécialistes rituels réputés pouvoir se transformer en animal. Or les chamanes apparaissent toujours dans ces dessins sous une forme nettement humaine, accompagnés simplement de leur instrument habituel, le tambour (fig. 1 et 2). Sans doute reconnaît-on parfois des attributs rituels zoomorphes comme des cornes ou des plumes, mais ces objets facilement identifiables ne prennent jamais l’aspect réaliste de parties de corps animal. Êtres zoomorphes et anthropomorphes sont nettement distincts dans ces images. Point d’ours à tête d’homme, point d’hommes à pattes griffues ou à tête d’oiseau. Nul équivalent de l’être composite à ramure de cervidé de la grotte des Trois-Frères souvent qualifié de « sorcier », précisément en référence au chamanisme. Fig. 1 Représentation de chamane sur un tambour toubalar. Musée de Gorno-altajsk. Ivanov 1955, 234, fig. 29. Devenir-animal pour rester-humain Images Re-vues, 6 | 2009 2 Fig. 2 Tambour altaïen. Musée d'anthropologie et d'ethnologie de Saint-Pétersbourg. Ivanov 1955, 246, fig. 37. En bas à gauche, un chamane tient un tambour ; en bas à droite, un chamane consacre un cheval. 2 La seule image un peu ancienne qui puisse répondre à notre souhait de voir chez un chamane le passage de l’humanité à l’animalité est une célèbre gravure européenne. Il s’agit d’une illustration de l’édition de 1705 de Noord en Oost Tartarye, ofte bondig ontwerp van eenige dier landen en volken, welke voormaels bekent zijn geweest de Nicolaas Witsen1 (fig. 3). Cette image donne à voir une interprétation occidentale très significative de faits sibériens. Le dessinateur n’a pas réalisé son dessin sur le motif, mais en s’appuyant sur le texte d’un témoin oculaire, Yzbrant Ides, cité par Witsen. La description écrite du chamane toungouse donne les détails suivants : « (…) sur ses pieds pendaient deux griffes d’ours en fer, ainsi que sur ses mains, et sur la tête se dressaient deux cornes de fer » (over zijn voeten hongen twee Yzere Beeren-klaeuwen, zoo ook over zijn handen, als ook op zijn hooft, waer van uitstaken twee Yzere hoornen)2 3 Les imitations métalliques de griffes d’ours, suspendues sur les mains et les pieds du chamane, deviennent sous le crayon du dessinateur quatre véritables pattes d’ours. La main droite du chamane, velue et griffue, n’a plus rien d’humain, si ce n’est l’opposition du pouce. On ne distingue guère de séparation entre le costume rituel et le corps de l’homme. La couronne de fer en forme de ramure, ornement rituel bien connu en Sibérie, est remplacée par de véritables bois de cervidé. Cette gravure nous montre une manière particulière de devenir un animal : les mains ont laissé la place à des pattes, les caractères humains sont remplacés par des caractères animaux. Devenir-animal pour rester-humain Images Re-vues, 6 | 2009 3 Fig. 3 Illustration de l’édition de 1705 de Noord en Oost Tartarye, ofte bondig ontwerp van eenige dier landen en volken, welke voormaels bekent zijn geweest de Nicolaas Witsen, Amsterdam, Halma. 4 Au premier plan de la gravure, deux chiens regardent le chamane, l’un aboyant, l’autre circonspect. La fonction du premier chien est sans doute de nous montrer la réussite de l’impression d’animalité produite par le chamane. Si ce chien est excité, c’est qu’il prend réellement le chamane pour une bête sauvage qui aurait pénétré au beau milieu du territoire domestique, le campement. Son illusion souligne la perfection de la représentation, à l’instar des pigeons de la légende qui venaient picorer les grains de raisin de Zeuxis. 5 La description d’Idès nous donnait pourtant une vision légèrement différente : les deux griffes étaient superposées aux mains du chamane et en aucun cas elles ne pouvaient les cacher. Autrement dit, animalité et humanité coexistaient sans se remplacer l’une l’autre. Quant aux « cornes » de fer, elles formaient une ramure forgée souvent présente sur les coiffes des grands chamanes sibériens. Impossible de prendre un tel insigne rituel pour une ramure réelle. Il arrivait certes aux Toungouses de porter de vraies têtes de cervidés, mais ces coiffes profanes étaient les bonnets ordinaires des chasseurs l’hiver3. 6 Ainsi peut-on déjà discerner en première approximation un contraste entre une manière occidentale et une manière sibérienne de représenter le devenir-animal. La métamorphose occidentale, telle que la gravure la fait deviner, paraît être une hybridation progressive, par laquelle une nature animale remplace une nature humaine. Pour qu’un être soit à la fois animal et homme, il faut qu’il ne soit que partiellement l’un et l’autre. En Sibérie, il s’agit plutôt d’une superposition plus ou moins complète de couches d’identité. La métamorphose occidentale obéit à une contrainte forte, celle de préserver l’unité d’un corps simple. La métamorphose sibérienne paraît s’appuyer au contraire sur une démultiplication de la personne dans des corps superposés. Devenir-animal pour rester-humain Images Re-vues, 6 | 2009 4 7 Pour examiner les modalités par lesquelles un homme « devient » un animal en Sibérie, certaines précisions sont nécessaires concernant la notion même de métamorphose. Une pensée ouverte aux métamorphoses paraît impliquer une certaine porosité des catégories, voire un désordre ontologique généralisé. Les enjeux théoriques sont importants : la possibilité attribuée aux hommes de devenir des animaux (et réciproquement) ne paraît concevable que si les catégories d’homme et d’animal, et partant celles aussi de domestique et de sauvage, de naturel et de culturel, sont peu cloisonnées, voire inexistantes. 8 Une part de stabilité doit pourtant bien être supposée dans le changement que constitue la métamorphose. Prenons l’exemple de la transformation d’un homme en poisson. Un tel phénomène peut être décrit comme deux événements simultanés : la disparition d’un homme et l’apparition d’un poisson. Il est clair qu’une telle description n’est pas satisfaisante : ce que l’on appelle métamorphose est un événement unique. Et cet événement n’est unique et intéressant que dans la mesure où l’on peut affirmer qu’un principe quelconque d’identité unit l’homme disparu et le poisson apparu, c’est- à-dire que l’être qui était un homme est maintenant un poisson. Il est intéressant, en particulier, d’imaginer qu’une certaine continuité se préserve au niveau de la conscience : on aura ainsi tendance à supposer que le poisson conserve les souvenirs de l’homme. 9 La métamorphose sans mémoire est une chose bien inutile et ennuyeuse, comme Leibniz en faisait la remarque : « Supposons que quelque particulier doive devenir tout d’un coup roi de la Chine, mais à condition d’oublier ce qu’il a été, comme s’il venait de naître tout de nouveau ; n’est-ce pas autant dans la pratique, ou, quant aux effets dont on se peut apercevoir, que s’il devait être anéanti, et qu’un roi de la Chine devait être créé dans le même instant à sa place ? Ce que ce particulier n’a aucune raison de souhaiter. » (Discours de métaphysique, XXXIV). 10 C’est bien la conscience qui me fut citée par la chamane touva X.K. comme principe d’unité par-delà les métamorphoses. Cette chamane de Kyzyl fabrique pour les personnes qui la consultent des objets protecteurs appelés en touva èèren. Ces objets de tissu ou de bois ont parfois la forme d’un animal, cependant, d’après la chamane, ils peuvent pendre un autre aspect sans que le profane ne le remarque. La chamane m’expliquait ainsi : « Je t’ai fait un èèren souris, ensuite cette souris se transforme en aigle, mais à l’intérieur c’est la même conscience, c’est juste l’apparence qui va changer. »4. 11 Pour qu’il y ait métamorphose, il est donc nécessaire qu’une composante essentielle de la personne soit préservée par-delà le changement. La métamorphose, comme son étymologie l’indique, s’appuie sur l’idée de forme, qui elle-même n’a de sens qu’en contraste avec celle de traits sous-jacents stables, une essence. Contrairement à ce qu’on suppose parfois, la pensée de la métamorphose est donc liée à des représentations essentialistes. Plusieurs études de psychologie cognitive ont montré l’importance uploads/s3/ stepanoff-devenir-animal-pour-rester-humain-logiques-mythiques-et-pratiques-de-la-metamorphose-en-siberie-meridionale-art.pdf
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- Publié le Nov 24, 2021
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