Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie 49 | 2014 Varia Diderot et Greuze
Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie 49 | 2014 Varia Diderot et Greuze : questions sur L’Accordée de village * Diderot and Greuze : questions about L’Accordée de village Antoinette et Jean Ehrard Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rde/5147 DOI : 10.4000/rde.5147 ISSN : 1955-2416 Éditeur Société Diderot Édition imprimée Date de publication : 10 novembre 2014 Pagination : 31-53 ISBN : 978-2-9520898-7-6 ISSN : 0769-0886 Référence électronique Antoinette et Jean Ehrard, « Diderot et Greuze : questions sur L’Accordée de village * », Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie [En ligne], 49 | 2014, document 2, mis en ligne le 10 novembre 2016, consulté le 01 janvier 2018. URL : http://journals.openedition.org/rde/5147 ; DOI : 10.4000/rde.5147 Propriété intellectuelle Antoinette et Jean EHRARD Diderot et Greuze : questions sur L’Accordée de village * Y aurait-il donc lieu, à propos du tableau de Greuze et du commentaire qu’en donne le Philosophe dans le Salon de 1761, de s’interroger beaucoup ? Quelles énigmes, quelles incertitudes dans une scène de vie quotidienne apparemment limpide ? Dans ce « tableau de famille » de son ami Greuze Diderot veut voir un Téniers à la fran- çaise, plus élégant, moins « grossier » que les scènes d’auberge et les kermesses du peintre flamand, mais tout aussi vrai1. À sa date le rapprochement est particulièrement élogieux. Au XVIIIe siècle David Téniers est de plus en plus prisé des amateurs français. En 1708, dans l’étonnante Balance des peintres qui attribue des notes aux meilleurs artistes européens, selon les quatre critères de la composition, du dessin, de la couleur et de l’expression, Roger de Piles assignait à Téniers une place très honorable, au milieu de la quarantaine d’artistes qu’il jugeait dignes d’être comparés les uns aux autres ; pour la com- position, dans une échelle de notes qui va de quatre à dix-huit, il lui accordait un très honorable quinze, ce qui le mettait au quatrième rang, derrière Rubens, Raphaël, Le Brun..., au côté de Véronèse, Tintoret, Van Dyck. Le classement était moins avantageux à Téniers pour le dessin (un modeste douze) et pour la couleur (treize) ; il était même franchement médiocre pour l’expression (un six, comme pour Titien !)2. En 1708, on était donc encore loin, semble-t-il, de l’engoue- ment des collectionneurs du milieu du siècle pour un artiste que les connaisseurs allaient défendre contre le goût étroit d’un Voltaire. Dans Le Siècle de Louis XIV, parmi les « Artistes célèbres » (article * Cette étude reprend une conférence à deux voix donnée à l’Université Blaise- Pascal en décembre 2012, dans le cadre de l’Année Diderot, à l’initiative de l’association des Amis des Musées d’art (AMA) de Clermont-Ferrand. 1. DPV, XIII, p. 266-272. Pour le parallèle avec Téniers, p. 276-277. 2. Roger de Piles, « La balance des peintres », dans Cours de peinture par principes, 1708. Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 49, 2014 V), l’œuvre de Téniers était présentée d’un mot quelque peu dédaigneux : « Vatteau a été dans le gracieux à peu près ce que Téniers a été dans le grotesque. » Or le grotesque, cultivé selon Furetière (art. G) par le talent de Callot, serait le propre d’une « figure capricieuse [...] qui a quelque chose de ridicule, d’extraordinaire, de monstrueux. » Une telle définition ne vaudrait guère, on en convien- dra, pour L’Accordée de village. Aussi bien, dans une lettre de 1766 à Diderot, où il énumère les erreurs de Voltaire en matière artistique, Falconet refuse-t-il d’appliquer le mot à Téniers : celui-ci, rétorque le sculpteur, « peignit avec la plus grande finesse les hommes de son pays : ce qui ne s’est jamais dit grotesque »3. Et dans la réponse qu’il lui adresse le 15 mars, sans reprendre le détail des nombreuses objections de son correspondant aux jugements esthétiques du grand Voltaire, Diderot concède : « Pour de Voltaire, il est assez impossible de le défendre. Il ferait fort bien de se corriger »4. Comment l’ambition de peindre « les hommes de son pays » aurait-elle pu choquer l’inventeur de la comédie sérieuse ? C’est au contraire la vérité quotidienne des tableaux de Téniers que Diderot apprécie surtout et qu’il retrouve chez Greuze, épurée cependant, précise-t-il, de toute grossièreté, bien qu’à l’opposé de l’artifice et des afféteries de Boucher : « Téniers peint des mœurs plus vraies peut-être [...] mais il y a plus d’élégance, plus de grâce, une nature plus agréable dans Greuze. » Cette justesse d’idée, servie par la délicatesse du pin- ceau, se retrouve dans le registre où Téniers, selon Roger de Piles, brillait le moins, l’expression. En 1765, dans ses Essais sur la peinture, Diderot écrira que l’expression « exige une imagination forte, une verve brûlante, l’art de susciter des fantômes, de les animer, de les agrandir »5. On appliquera plus volontiers à Greuze ¢ qui n’est ni un Blake ni un Füssli ¢ la définition sur laquelle s’est ouvert le chapitre : « L’expression est en général l’image du sentiment »6. Or le sentiment n’est pas ce qui manque à Greuze, si l’on en croit l’ami Grimm qui, dans un long post-scriptum au compte rendu de son collaborateur, renchérit d’enthousiasme et de sensibilité. La vue du vieillard dans son fauteuil lui fait venir les larmes aux yeux, mais la « figure sublime dans son genre » de la fiancée l’attendrit encore plus. Ce pourrait être une illustration des Idylles de Gessner : 3. Falconet à Diderot, mars 1766, dans Diderot, Corr., VI, 1961, p. 146. 4. Ibid., p. 164. 5. DPV, XIV, p. 394. 6. Ibid., p. 371. 32 c’est peu pour elle d’être la plus jolie créature du monde ; ses grâces innocentes ne sont pas ce qu’il y a de plus séduisant en elle ; mais comment vous peindre tout ce qui se passe dans son âme, au moment de cette révolution si désirable et si redoutée qui va se faire dans toute sa vie ? On voit un doux affaissement répandu sur tout son corps : il n’y a qu’un homme de génie qui ait pu trouver cette attitude si délicate et si vraie. La tendresse pour son fiancé, le regret de quitter la maison paternelle, les mouvements de l’amour combattus par la modestie et par la pudeur dans une fille bien née ; mille sentiments confus de tendresse, de volupté, de crainte qui s’élèvent dans une âme innocente au moment de ce changement d’état, vous lisez tout cela dans le visage et dans l’attitude de cette charmante créature7. On ne peut douter que Diderot ne se soit pleinement retrouvé dans cette addition à son propre texte : il apprécie lui aussi le talent sentimental du Zurichois Salomon Gessner, avec lequel il en viendra à collaborer, comme l’atteste une publication commune de 1772 (en allemand) reprise en français, à Munich, en 1773 sous le titre de Contes moraux et nouvelles Idylles de D*** et Salomon Gessner. Pour le lecteur d’aujourd’hui l’allusion à Paméla8 est par ailleurs comme un écho anticipé de l’Eloge de Richardson (1762) qui suit de très peu notre Salon et précède de quelques années, dans un registre voisin, l’Eloge de Térence. Toutes ces références visent à préciser, du point de vue de Dide- rot, mais pas exclusivement, le contexte moral de L’Accordée de village. A cet égard on évoque souvent la sensibilité nouvelle dont est porteur, en 1761 également, le roman-culte de Rousseau, La Nouvelle Héloïse. Fondé sur l’opposition, puis l’essai de réconciliation du devoir et de la passion, l’ouvrage est cependant trop riche, trop complexe pour s’accommoder d’aucune étiquette réductrice. Dans une tout autre tonalité, l’année 1761 consacre aussi le genre du conte moral, genre dont Marmontel est devenu le maître incontesté, non seulement en France, mais jusqu’en Espagne, en Hongrie, en Pologne9. L’Accordée de village pourrait donc être une sœur, ou cousine, de la « Bergère des Alpes » ? Peut-être. Le conte publié sous ce titre en1761 encore est l’un des grands succès de Marmontel : il deviendra une pastorale en trois actes et dès 1765 Vernet en aura fait pour le Salon un tableau, jugé du reste décevant par Diderot. Mais revenons à notre propos : en art comme en littérature ¢ et sans doute en 7. LEW, V, 1970, p. 103. 8. Ibid., p. 104, « Greuze a fait, sans s’en douter, une Paméla, c’est sn portrait trait pour trait ». 9. Voir les études réunies et présentées par Jean Ehrard dans De l’Encyclopédie à la Contre-Révolution. Jean-François Marmontel, Clermont-Ferrand, de Bussac, 1967. 33 toutes choses ¢ il faut se méfier de ce qui paraît simple. Le critique a le droit de se laisser gagner par l’émotion, pas celui d’en être dupe. S’agissant du conte moral, si transparent, nous ferons nôtre la jolie formule de Jean Sgard : « il restitue la nature, mais parée de philo- sophie candide et de rubans »10. La candeur de notre tableau ne dissimulerait-elle pas quelques discrets rubans ? Et le ruban, chez Greuze, n’est-il pas toujours un peu équivoque, attirant le regard sur ce qu’il empêche uploads/s3/ ehrard-diderot-et-greuze.pdf
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- Publié le Mai 10, 2022
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