Olivier Bonami Gilles Boyé Supplétion et classes flexionnelles In: Langages, 37

Olivier Bonami Gilles Boyé Supplétion et classes flexionnelles In: Langages, 37e année, n°152, 2003. pp. 102-126. Abstract This article presents a detailed analysis of suppletion phenomena in French conjugation. The analysis rests on the postulation of a network of dependency relations between the various stems of a verb lexeme. We then discuss the relevance on inflectional classes to the description of French conjugation; we conclude that there is no compelling case in favor of inflectional classes of French verbs. Citer ce document / Cite this document : Bonami Olivier, Boyé Gilles. Supplétion et classes flexionnelles. In: Langages, 37e année, n°152, 2003. pp. 102-126. doi : 10.3406/lgge.2003.2441 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_2003_num_37_152_2441 Olivier Bonami Université Rennes 2 & UMR 7110 (LLF), olivier.bonami@uhb.fr Gilles BOYÉ Université Nancy 2 & UMR 7118 (ATILF), gilles.boye@univ-nancy2.fr SUPPLETION ET CLASSES FLEXIONNELLES 1 Cet article présente une analyse de la conjugaison du français qui donne un rôle central à la notion de régularité. Après une mise en place de la probléma tique adoptée, nous proposons une analyse détaillée des phénomènes de supplétion dans la conjugaison du français. L'analyse est basée sur un réseau de relations de dépendance entre les différents thèmes d'un lexeme verbal. Nous évaluons ensuite la pertinence de la notion de classe flexionnelle dans la description de la conjugaison du français. Nous montrons que là aussi la ques tion de la régularité est cruciale : la distinction de classes flexionnelles n'est réellement pertinente que pour distinguer des classes de verbes réguliers. Dans la mesure où les données sur la régularité supposée des verbes du 2e groupe sont insuffisantes pour trancher, la nécessité de classes flexionnelles dans la conjugaison du français n'est pas établie. 1. Problématique /./. Deux sources de complexité dans la flexion Nous adoptons le vocabulaire suivant, largement emprunté à Matthews (1974). Dans les catégories syntaxiques qui connaissent la flexion, les mots concrets (par exemple : petit, petite) qui apparaissent dans les énoncés s'organisent en familles d'instances d'un même objet lexical abstrait, un lexeme (ex : PEUT). Chaque mot qui instancie un lexeme remplit une case du paradigme de ce lexeme (par exemple : petit remplit la case Masculin-Singulier de PETIT) ; il est désigné comme la forme fléchie de ce lexeme remplissant cette case. Chaque case du paradigme d'un lexeme exprime, en plus de l'identité du lexeme, un paquet de propriétés morphosyntaxiques qui la caractérise (par exemple : petit exprime le paquet [GENRE masc, NOMBRE sing]). En première analyse, tous les lexemes appartenant à la même catégorie admettent la même structure de paradigme. Ces définitions étant admises, la question centrale concernant la flexion est de savoir comment chaque forme fléchie est obtenue sur la base de l'information lexi cale associée à son lexeme. (1) est une réponse relativement naïve à cette question. 1. L'analyse de la conjugaison du français présentée dans la section 2 a fait l'objet de présentations au GDR de Morphologie (GDR 2220), au colloque HPSG 2001 (Trondheim), ainsi que dans des sémi naires des Universités de Bilbao, Nancy 2, Paris 7, Paris 8, Paris 10, Reims, et au LEAPLE (CNRS UMR 8606). Nous remercions les auditoires de ces présentations pour leurs commentaires et suggestions, et spécialement A. Abeille, D. Apothéloz, P. Cabredo Hofherr, B. Fradin, D. Godard, F. Kerleroux, J.-P. Kcenig, J. Lowenstamm, J.-M. Marandin, P. Monachesi, Y.-C. Morin, M. Plénat, I. A. Sag, J. Tseng et F. Villoing. Enfin, merci à P. Bonami pour son assistance mathématique. 102 (1) Pour chaque case с du paradigme de la catégorie /, il existe une unique fonc tion /c telle que pour tout lexeme L de catégorie y, la case с du paradigme de L s'obtient en appliquant fc à l'unique représentation phonologique associée à L. (1) ne prend pas parti quant à la nature de l'opération mise en jeu dans la cons truction de la forme fléchie : elle laisse la possibilité que /c soit une opération concaténative (une affixation) ou non (par exemple, l'altération de la qualité d'une voyelle) 2. Par contre elle encode deux hypothèses essentielles sur la forme de la flexion, explicitées en (2). (2) a. Il existe une unique fonction fc permettant de déterminer la forme fléchie occupant la case с pour tous les lexemes. b. Il existe une unique représentation phonologique associée à chaque lexeme, qui sert de base à la formation de toutes les formes fléchies de ce lexeme. Il est clair que les systèmes flexionnels des langues naturelles violent régu lièrement l'une ou l'autre des hypothèses (2). Les violations de (2a) sont patentes dans les systèmes flexionnels qui font appel à la notion de classe flexionnelle, et dont l'exemple canonique est le système de la déclinaison en latin : comme le rappelle le tableau 1, ce système viole (2a) puisque la manière de remplir une case du paradigme d'un lexeme varie suivant l'appartenance de ce lexeme à telle ou telle déclinaison. Nom Voc Ace GÉN Dat Abl II bell-um bell-um bell-um bell-i bell-o bell-o Ilia corpus corpus corpus corpor-is corpor-i corpor-e Illb mar-e mar-e mar-e mar-is mar-i mar-i IV corn-u corn-u corn-u corn-us corn-ui corn-u Tab. 1 - Portion des déclinaisons des noms du latin (neutre sg) Les phénomènes de supplétion sont des violations claires de (2b). La flexion des noms en français donne un exemple simple : le pluriel des lexemes BOUCHE et ŒIL manifestent l'application d'une même fonction fpiuriel (qui suffixe un z latent) ; (2a) est donc respecté. Cependant la particularité de ŒIL est que la représentation phonologique associée au lexeme utilisée au singulier est distincte de celle qui est utilisée au pluriel (alors qu'une même représentation est utilisée pour la plupart des noms). SlNG Plur Bouche bu/ buj(z) Main mê mè(z) Œil œj J0(z) Tab. 2 - Portion de la flexion des noms du français 2. (1) se comprend naturellement comme une famille de règles de réalisation (Zwicky, 1985) : pour chaque paquet de propriétés morphosyntaxiques, (1) spécifie comment ce paquet de propriétés se réalise. 103 Ce type d'alternance peut être décrit en postulant l'existence de plusieurs formes phonologiques associées à un même lexeme ; nous désignerons chacune de ces représentations comme un des thèmes 3 du lexeme. Les phénomènes de classe flexionnelle et les phénomènes de supplétion sont deux sources de complexité indépendantes, qui méritent la même attention. La prise en compte simultanée des deux phénomènes est essentielle : dans de nombreux cas, une différence entre deux lexemes peut être attribuée soit à leur appartenance à des classes flexionnelles différentes, soit à l'existence d'une supplétion pour l'un ou l'autre. En ce qui concerne la conjugaison en français, l'accent a très longtemps été mis sur l'analyse des paradigmes de conjugaison en termes de classes flexion nelles. Cette orientation est explicite dans le classement traditionnel en trois conjugaisons ; elle est reprise, quoi que sous d'autres formes, par des travaux contemporains comme Plénat (1987), Swiggers & Van den Eynde (1987), ou Paradis & El Fenne (1995). Boyé (2000), à la suite de Morin (1987) et Fradin (1993), prend le contrepied de cette tradition en présentant une analyse de la conjugaison qui nie par hypothèse l'existence des classes flexionnelles, et fait un usage massif de la supplétion4. Dans cet article, nous soutenons qu'il est inutile de postuler des classes flexionnelles dans l'analyse de la conjugaison du français. Notre argumentation consiste à proposer une analyse des cas relevant indiscutablement de la supplét ion, puis à montrer que les phénomènes qui pourraient amener à supposer des classes flexionnelles s'analysent plus naturellement à l'aide d'autres outils. Pour les besoins de l'argumentation, nous devons laisser de côté dans un premier temps les zones de la conjugaison pour lesquelles l'hypothèse de classes flexionnelles est attirante. Nous laissons donc de côté, dans la section 2, six des temps du français : 1'INFINITIF, le PARTICIPE PASSÉ, le PASSÉ SIMPLE, l'IMPARFAIT DU SUBJONCTIF, le FUTUR et le CONDITIONNEL. Nous reviendrons sur ces cas dans la section 3. 1.2. Deux visions de l'irrégularité flexionnelle Les phénomènes de supplétion sont clairement des phénomènes d'irrégular ité flexionnelle : un verbe qui possède des formes supplétives est un verbe irrégulier5. À ce titre, il est essentiel pour notre propos d'avoir une position claire sur les irrégularités de flexion. Trois positions majeures se rencontrent dans la littérature à propos des irr égularités de flexion. La première position tient que toutes les irrégularités ne sont qu'apparentes, et doivent être réduites par la phonologie. Cette position est illustrée magistra- 3. Le choix de thème plutôt que radical n'a pas de motivation profonde. 4. L'analyse de Fradin diffère de celles de Morin et de Boyé sur un point important : dans l'analyse de Fradin, la sélection des formes supplétives est intégrée à un système global de règles morpho- phonologiques, alors que dans celles de Morin et de Boyé, elle est gérée localement par les entrées lexicales des verbes. 5. Nous laissons ouverte la question de savoir si la supplétion est la seule source d'irrégularité ; dans cet article, toutes les irrégularités considérées sont dues à des supplétions ou des défections. 104 lement par les analyses morphophonologiques dans la tradition de Chomsky et uploads/s3/ bonami-boye-article-lgge-0458-726x-2003-num-37-152-2441-opt.pdf

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