French Studies, Vol. LVII, No. , – LA MUSIQUE ET LES LETTRES CHEZ BARTHE
French Studies, Vol. LVII, No. , – LA MUSIQUE ET LES LETTRES CHEZ BARTHES PD Abstract Dans ses e ´crits sur la musique, de `s l’e ´poque des Mythologies et jusqu’a ` la fin de sa vie, Barthes re ´pe `te le geste symboliste, mallarme ´en, qui consiste a ` de ´finir la litte ´ra- ture (voire l’art en ge ´ne ´ral) a ` travers les caracte ´ristiques propres a ` la musique. La musique serait un phe ´nome `ne sensible, inconcevable en dehors de son rapport au corps, et qui ne peut s’e ´puiser dans le mouvement de la signification; de me ˆme la litte ´rature. L’analyse de ce geste aide a ` voir comment et pourquoi Barthes maintient sa foi en l’existence d’un art haut (par opposition a ` l’art bourgeois), en la litte ´rature (par opposition au discours non litte ´raire), en une ‘essence’ du chant ou de la photographie. Mais si la litte ´rature, chez Barthes, se de ´finit a ` travers une analogie avec la musique, l’inverse est tout aussi vrai: la musique est dite lettre, texte, proso- die; Barthes affirme qu’il faut que le chant e ´crive. En effet, la critique barthe ´sienne doit e ´valuer chaque art en fonction de ce qu’il n’est pas; car ‘s’il y a une signification des phe ´nome `nes sensibles, c’est toujours dans le de ´placement, la substitution, bref, en fin de compte, l’absence, qu’elle se manifeste avec le plus d’e ´clat’ (‘Le Chant romantique’). ‘All art constantly aspires towards the condition of music. For while in all other kinds of art it is possible to distinguish the matter from the form, and the understanding can always make this distinction, yet it is the constant effort of art to obliterate it.’1 Ces phrases de Walter Pater,2 dont la pre- mie `re est si familie `re, re ´sument bien un principe consacre ´ sous le romantisme, devenu point de de ´part de toute une esthe ´tique chez Mal- larme ´, et qu’un certain modernisme fit sien: c’est que dans tout art, cache ´e sous les dehors mime ´tiques des genres apparemment repre ´sentatifs (tels le roman, le portrait, voire peut-e ˆtre le poe `me symphonique), il existe une qualite ´ esthe ´tique essentielle qui ne peut se re ´duire a ` aucune signification re ´fe ´rentielle; qui se conc ¸oit donc comme abstraite; et en tant que la musique est traditionnellement l’art abstrait, non re ´fe ´rentiel, par excel- lence, c’est la musique qui fournit la me ´taphore fondatrice de l’art en ge ´ne ´ral. Or, le structuralisme et le poststructuralisme sont ge ´ne ´ralement perc ¸us comme hostiles a ` de telles conceptions concernant l’art. Car celles-ci pre ´supposent qu’il existe une de ´finition absolue, essentielle, e ´ter- 1 Pre ´cisons — Pater est bien explicite sur ce point — que par ‘matter’ il faut entendre ici, non pas la substance mate ´rielle (phonique, graphique, plastique) dont l’œuvre d’art est faite, mais le sujet, le re ´fe ´rent, le contenu mime ´tique de l’œuvre. 2 Tire ´es de son essai ‘The School of Giorgione’ (); voir The Renaissance: Studies in Art and Poetry (London, Macmillan, ), p. . Society for French Studies PETER DAYAN nelle, de l’art en ge ´ne ´ral; et le structuralisme, tout comme le poststructura- lisme, ou encore, sans doute, le postmodernisme, refuse, croit-on, l’essen- tialisme qui soustendrait une telle de ´finition. Cependant, on retrouve bien dans l’œuvre de Barthes, et du de ´but jusqu’a ` la fin de sa carrie `re, avec une constance remarquable, cette mise en valeur de la musique comme incarnation exemplaire de la condition fondamentale de tout art. Les deux tiers des e ´crits de Barthes centre ´s sur la musique datent des six dernie `res anne ´es de sa vie. Cependant, ‘L’Art vocal bourgeois’ fut publie ´ de `s ; et l’on y trouve de ´ja `, bien clairement formule ´e, la syste ´matisation barthe ´sienne des rapports entre la musique et l’art en ge ´- ne ´ral; syste ´matisation qui reprend inge ´nieusement le vieux principe de Pater, et dont Barthes ne se de ´partira jamais; il en modifie les termes, certes, vingt anne ´es plus tard, il en tire de nouvelles conclusions, le con- texte des analyses change radicalement, mais les principes ne changent pas et les proce ´de ´s n’e ´voluent gue `re. La musique, nous dit Barthes, n’est pas faite pour communiquer un sens;3 ce refus de la communication signi- ficative en musique, il le met en valeur, pour le reverser ensuite sur les autres arts, afin d’en faire le signe distinctif de l’art en tant que tel. Ce proce ´de ´, essentiellement symboliste, on le retrouve a ` l’e ´tat pur dans l’essai de Barthes. En premier lieu, Barthes nous donne la de ´finition de ce que l’art n’est pas, du faux en art. C’est l’art bourgeois, ‘essentiellement signale ´tique’ (, )4, qui fonctionne par signes, par re ´fe ´rence, par renvoi intentionnel; l’interpre `te bourgeois (Ge ´rard Souzay, en l’occurrence) proce `de donc par analyse du sens: ‘Cet art analytique est voue ´ a ` l’e ´chec, surtout en musique, dont la ve ´rite ´ ne peut e ˆtre jamais que d’ordre respiratoire, prosodique et non phone ´tique’ (, ). Cette phrase me ´rite qu’on y re ´fle ´chisse; elle contient en germe toutes les subtilite ´s (j’allais dire: tous les sophismes) qui, depuis le dix-neuvie `me sie `cle, permettent de de ´finir l’art en ge ´ne ´ral a ` partir des caracte ´ristiques propres a ` la seule musique. L’art analytique, l’art dont le sens s’analyse et se comprend, serait donc voue ´ a ` l’e ´chec en ge ´ne ´ral, puisque l’art bien compris, l’art ‘haut’ (nous verrons biento ˆt comment Barthes introduit ce mot), n’est pas analytique; partant, la locution ‘art analytique’ est, en fait, une sorte d’oxymore. Et cependant, l’expression ‘surtout en musique’ implique que cette condition s’applique moins aux autres arts, ne serait pas absolue pour les autres arts. Pourquoi serait-elle plus absolue (si l’on peut dire) dans le cas de la musique? Nous y revien- drons; constatons d’abord que Barthes de ´finit la musique en se servant 3 C’est ce qu’a bien senti Andrew Brown, qui cite implicitement Pater: ‘non-representational art and writing are attempts [. . .] to achieve the ‘‘condition of music’’, an art which Barthes sometimes views as sovereign in its refusal of representation’, in Roland Barthes: The Figures of Writing (Oxford, Clarendon Press, ), p. . 4 Toutes les re ´fe ´rences aux œuvres de Barthes renvoient aux Œuvres comple `tes en trois tomes (Paris, Seuil, –), e ´dition e ´tablie par Eric Marty. LA MUSIQUE ET LES LETTRES CHEZ BARTHES de deux termes, ‘prosodique’ et ‘phone ´tique’, qui, au sens propre, de ´sign- ent deux attributs du langage, l’un essentiellement poe ´tique, l’autre non. Ces deux attributs correspondent aux deux e ´tats de la langue selon Mal- larme ´;5 comme le dit Annette Lavers, ‘Barthes has adopted the Mallar- mean/Sartrean dichotomy between the ‘‘raw’’ and the ‘‘essential’’ use of language’.6 L’e ´tat poe ´tique, essentiel, est assimile ´, par Barthes comme par Mallarme ´, a ` la musique, qui, comme la prosodie, n’est pas un syste `me de signes, de signifiants pourvus de signifie ´s. En effet, si la langue comporte deux e ´tats (le premier e ´tant artiste, prosodique, le second signale ´tique, analytique, phone ´tique), la musique n’en connaı ˆtrait qu’un, correspondant a ` l’e ´tat prosodique de la langue; la vraie musique, la musique dans sa ‘ve ´rite ´’, ne serait jamais signale ´tique, analytique, phone ´tique. En litte ´rature, les deux e ´tats de la langue, selon Mallarme ´ comme selon Barthes, n’ope `rent pas comme de simples alternatives. Car l’e ´tat proso- dique ne peut jamais se passer de l’e ´tat phone ´tique; en effet, toute proso- die repose sur des bases phone ´tiques, de me ˆme que la ve ´rite ´ abstraite de la poe ´sie ne se fait jour qu’a ` travers le sens des mots; la ve ´rite ´ de la litte ´rature serait donc celle d’une prosodie qui se manifeste par une phone ´tique, et me ˆme gra ˆce a ` elle. Mais la ve ´rite ´ de la musique ne passe par aucune phone ´tique; les unite ´s qui la constituent ne sont pas fabrique ´es par le jeu du signifiant et du signifie ´. C’est, comme le dit Diana Knight, ‘an art form which is not a sign system’.7 J’ai parle ´ de la ve ´rite ´ de la musique et de la litte ´rature, et de la ve ´rite ´ abstraite de l’art en ge ´ne ´ral. Ces notions sont essentialistes, rien n’est plus clair.8 Or, s’il existe une essence, une ve ´rite ´ de l’art, il est ine ´vitable que telle œuvre ou telle interpre ´tation en paraı ˆtra plus proche, partant plus vraie, plus essentielle, que telle autre. Il ne faut donc pas s’e ´tonner uploads/s3/ barthes-french-studies-2003-dayan-335-48.pdf
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- Publié le Mar 13, 2021
- Catégorie Creative Arts / Ar...
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