Cahiers de Fontenay Origine et expressions du Beau suivant Plotin Joseph Moreau
Cahiers de Fontenay Origine et expressions du Beau suivant Plotin Joseph Moreau Citer ce document / Cite this document : Moreau Joseph. Origine et expressions du Beau suivant Plotin. In: Cahiers de Fontenay, n°19-22, 1981. Néoplatonisme, mélanges offerts à Jean Trouillard. pp. 249-263; doi : https://doi.org/10.3406/cafon.1981.1204 https://www.persee.fr/doc/cafon_0395-8418_1981_num_19_1_1204 Fichier pdf généré le 03/03/2022 ORIGINE ET EXPRESSIONS DU BEAU SUEVANT PLOTIN Joseph MOREAU Le traité plotinicn Du Beau (Ennéades, I 6) est le plus ancien de tous dans l’ordre chronologique indiqué par Porphyre, et il s’ouvre par un examen criti¬ que de la thèse selon laquelle la beauté consiste dans la symétrie , dans le rap¬ port exact des parties entre elles et au tout (1). Une telle conception repose d’abord sur la considération de la beauté sensible, celle qui se révèle à la vue ou à l’ouïe : beauté des figures et des couleurs, beauté des paroles, du chant et du rythme, des compositions musicales ou poétiques (2) ; mais peut-elle s’appli¬ quer à tous les ordres de beauté ? Convient-elle à la beauté morale, celle des activités et des conduites, et à celle des dispositions intérieures, telles que les vertus, ou à des réalisations de l’esprit, telles que les institutions et les scien¬ ces ? (3) Cette extension de la définition initiale était admise notamment par les stoïciens : «De même, disaient-ils, que la beauté du corps consiste dans la symétrie, dans le rapport des membres dont il est constitué, entre eux et avec le tout, de même la beauté de l’âme, c’est la symétrie, le rapport exact de la raison et des parties qu’elle comporte avec le tout de l’âme et entre elles» (4). Or, ce qui est en question pour Plotin, ce n’est pas tant, semble-t-il, la défini¬ tion de la beauté par la symétrie, l’exacte proportion des parties ; c’est de savoir si cette conception, admise en ce qui regarde la beauté des corps, et conforme aux canons de la sculpture (5), peut être étendue, comme le veulent les stoï¬ ciens, à la beauté des âmes, de leurs activités, des ouvrages de l’esprit, bref à tous les ordres de beauté distingués dans le Banquet de Platon (6). «En quel sens, demande Plotin, les théorèmes dont se compose une science ont-ils entre eux des rapports exacts ? Parce qu’ils s’accordent et ne sauraient se contredire ? Mais cet accord, cette cohérence logique, se trouve aussi entre les principes qui inspirent la conduite des méchants (7). La beauté de l’âme, la vertu, est plus belle que celle des choses sensibles ; mais en quel sens réalisë- t-elle une juste mesure ? Ce n’est pas à la façon des grandeurs et des nombres. Admettons qu’il y ait dans l’âme une diversité de parties : suivant quels rapports s’effectue la composition ou le mélange de ces parties ? ou celle des théorèmes d’une science ? Et l’intellect, enfin, vu tout seul, en quoi consiste sa beauté »(8) On peut trouver étonnantes ces questions de Plotin, car elles apparaissent comme autant d’objections à une conception fondamentale du platonisme, où la vertu est considérée comme l’harmonie de l’âme, comme l’accord parfait de ses parties, comparable à celui des notes fondamentales de la gamme (9). Cette vue, introduite dans le Gorgias comme un emprunt au pythagorisme (10), déve¬ loppée dans les analyses psychologiques de la République (11), trouve une expression cosmologique dans le Timée , dans la construction harmonique de l’Ame du monde (12) ; elle se relie à la conception du Bien comme exigence d’unité, principe suprême de l’organisation, qui se réalise dans la proportion (13), qui s’effectue moyennant la juste mesure (14). Ainsi, par-delà l’éthique et la cosmologie platoniciennes, les objections de Plotin semblent mettre en cause la doctrine du Philèbe, son ontologie de la mesure (15), voire la conception des Idées-Nombres et de l’Un-Bien (16). Mais les questions de Plotin sont -elles des objections sans réplique ? Ne seraient-elles pas des questions ad hominem, capables d’embarrasser seulement celui qui ferait reposer sa définition du beau par l’harmonie ou la proportion géométrique sur l’observation empirique, sur les canons de la sculpture ? Celui- là serait semblable à ces musiciens répréhendés dans la République, qui recon¬ naissent bien que les accords consonants sont définis par des nombres, mais qui ne soulèvent pas la question de savoir «quels nombres sont consonants, (symphônoi) lesquels ne le sont pas, et cela pour quelle raison» (17). Leur con¬ ception de l’harmonie est incomplète {áteles), car elle ne remonte pas jusqu’au principe absolu (18). C’est le même reproche que Plotin adresse finalement à ceux qui, partant de la considération de la beauté sensible, la définissait par la proportion des parties entre elles et au tout. Un premier défaut de cette définition, c’est que la beauté ainsi entendue ne saurait se trouver que dans des objets composés (synthêta), mais non dans les simples, dans un accord harmonieux, mais non dans les sons qui le composent (19). Or, estime Plotin, un ensemble ne saurait être beau sans que ses parties soient belles ; ce qui équivaut à dire que la per¬ ception d’un objet beau, l’impression de beauté, ne repose pas sur la distinction de ses parties, ni sur la considération de leurs rapports (20). Il y a d’ailleurs des sonorités simples, des couleurs qui sont belles, en dehors de toute composition. Niera-t-on la beauté d’un éclair dans la nuit, celle des astres, du soleil, et princi¬ palement de sa lumière ? L’éclat de l’or n’est-il pas beau ? (21) Et dans lecas même des objets composés, on peut observer qu’un visage, par exemple, bien qu’il conserve les mêmes proportions, tantôt apparaît beau, tantôt sans beauté ; 250 d’où il faut conclure qu’il y a quelque chose en plus de la proportion, qui est requis pour constituer le beau, et que si ce qui est proportionné est beau, c’est en raison d’autre chose (22). La conception de la beauté comme harmonie de sons ou proportion géométrique n’est pas absolument écartée ; mais d’une part son champ d’application est limité, et d’autre part elle doit trouver son fon¬ dement dans un principe transcendant. Ce que Plotin veut principalement nous faire entendre à travers les objec¬ tions soulevées par une conception purement géométrique du beau, c’est que la beauté ne saurait se définir en termes objectifs, appliqués à un donné empiri¬ que : un objet perçu n’est ressenti comme beau que s’il éveille en nous la cons¬ cience d’un idéal répondant à une exigence intérieure, et dont il est seulement l’expression sensible. L’appréhension du beau comme tel suppose une réminis¬ cence, plus profonde et plus exaltante que celle qui conduit à la détermination objective des phénomènes au moyen de rapports métriques, de relations intel¬ ligibles ; elle est la révélation d’une valeur idéale, découverte dans l’intériorité du sujet spirituel, et dont il reconnaît soudain l’image, la projection extérieure, dans un objet qui le ravit (23). Non seulement cet objet révèle le sujet à lui- même, lui découvre un idéal qu’il portait inconsciemment en lui, mais elfe le transporte dans une sphère supérieure, où les objets ne sont plus des détermina¬ tions de l’extériorité, mais de pures raisons intelligibles, des essences parfaite¬ ment transparentes, coordonnées entre elles dans la lumière qui éclaire tous les esprits (24). La beauté des objets extérieurs, des choses sensibles, ne peut se concevoir, suivant Plotin, autrement que comme une ressemblance (homoiotes ) de la beauté intelligible, celle des divines Idées (25) : ressemblance qui ne saurait être aperçue par un sujet que dans un retour à l’intériorité, grâce à une sorte de ré¬ miniscence qui n’est pas conséquence de l’étude, mais effet d’une suggestion spontanée (26). Plotin se relie de la sorte à une explication développée dans le Phèdre (27) ; et en faisant dériver la beauté des choses ’sensibles de la splendeur des Idées intelligibles, il se montre en parfaite communauté de vues avec le pla¬ tonisme, dont il refuse seulement une transcription objectiviste, dans laquelle le beau se définirait par la proportion réduite à son expression mathématique, dé¬ tachée des raisons où se fonde sa valeur esthétique et sa signification ontologi¬ que. Plotin ne saurait se contenter d’un platonisme tronqué, replié au niveau de l’objectivité empirique, obtenue par l’exercice de la dianoia , de l’entende¬ ment discursif, et destitué de son ambition suprême, qui est d’atteindre les rai¬ sons dernières des choses, leur origine radicale, leur fondement absolu, au moyen de la faculté dialectique (28). Ceux qui disent que la beauté des corps consiste dans la symétrie, dans la proportion de leurs parties, n’ont pas toujours objectivement tort ; mais ils oublient que la beauté sensible a son principe dans une raison intelligible. Cette 251 revendication, d’inspiration platonicienne, Plotin ne dédaigne pas de la traduire en langage aristotélicien : «Si, dit -il, les choses sensibles sont belles, c’est en ver¬ tu de leur participation ( metokhêi ) à V eidos, à ce qu’on appelle couramment la forme (29). Tout ce qu’il y a d’informe est de nature à recevoir forme, à être informé par Y eidos uploads/s3/ beau-chez-plotin-moreau.pdf
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- Publié le Mai 12, 2021
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