8 L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique 1 (dernière version

8 L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique 1 (dernière version de 1939) Nos Beaux-Arts ont été institués, et leurs types comme leurs usages ftxés, dans un temps bien distinct du nôtre, par des hommes dont le pouvoir d'action sur les choses était insigni- fiant auprès de celui que nous possédons. Mais l'étonnant accroissement de nos moyens, la souplesse et la précision qu'ils atteignent, les idées et les habitudes qu'ils introduisent, nous a..çsurent des changements prochains et très profonds dans l'antique industrie du Beau. Il y a dans tous les arts une partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée comme naguère, qui ne peut plus être soustraite aux entreprises de la connaissance et de la puis- 5ance modernes. Ni la matière, ni l'espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu'ils étaient depuis toujours. Il faut s'attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l'inven- tion elle-même, aillent peut-être jusqu'à modi- fier merveilleusement la notion même de l'art. Paul Valéry, «La Conquête de l'ubiquité», Pièces sur l'art2. l. N. d. T.: On trouve une autre traduction française de cette dernière version, par Christophe Jouanlanne, dans Walter Benja- min, Sur l'art et la photographie, Paris, Éditions Carré, coll. Arts et esthétique, 1997 (RR) 2. Paul Valéry, «La Conquête de l'ubiquité», Pièces sur l'art, 270 Œuvres AVANT-PROPOS Lorsque Marx entreprit l'analyse du mode de pro- duction capitaliste, ce mode de production était à ses débuts. Marx orienta ses analyses de telle sorte qu'elles reçurent valeur de pronostic. Il remonta aux rapports fondamentaux de la production capi- taliste et les représenta de telle façon qu'ils révé- lèrent ce qu'on pouvait encore, dans l'avenir, attendre du capitalisme. La conclusion fut qu'on pouvait en attendre, non seulement une exploitation renforcée des prolétaires, mais finalement aussi l'instauration de conditions qui rendent possible sa propre suppression. La transformation de la superstructure, plus lente que celle de l'infrastructure, a demandé plus d'un demi-siècle pour faire valoir dans tous les domaines culturels le changement des conditions de produc- tion. Sous quelle forme s'est fait ce changement, on ne peut le préciser qu'aujourd'hui. On est en droit d'attendre de ces précisions qu'elles aient aussi valeur de pronostic. Mais à ces attentes correspon- dent moins des thèses sur l'art prolétarien après la prise du pouvoir, encore moins sur la société sans classes, que des thèses sur les tendances évolutives de l'art dans les conditions présentes de la produc- tion. Leur dialectique n'est pas moins perceptible dans la superstructure que dans l'économie. C'est pourquoi on aurait tort de sous-estimer la valeur polémique de pareilles thèses. Elles écartent une série de concepts traditionnels - création et génie, valeur d'éternité et mystère -, dont l'application Paris 1934, p. 103-104. [N.d.T.: Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. Il, 1960, p. 1284. (RR)] L'œuvre d'art (dernière version) 271 incontrôlée (et pour l'instant difficile à contrôler) conduit à l'élaboration des faits dans un sens fas- ciste. Dans ce qui suit, les concepts que nous intro- duisons dans la théorie de l'art se distinguent des concepts plus courants en ce qu'ils sont complète· ment inutilisables pour les buts du fascisme. En revanche ils sont utilisables pour formuler des exi- gences révolutionnaires dans la politique de l'art. 1 Il est du principe de l'œuvre d'art d'avoir toujours été reproductible. Ce que des hommes avaient fait, d'autres pouvaient toujours le refaire. Ainsi, la réplique fut pratiquée par les élèves dans l' appren- tissage de l'art, par les maîtres pour la diffusion de leurs œuvres, enfin par des tiers par amour du gain. Par rapport à ces procédés, la reproduction tech- nique de l'œuvre d'art représente quelque chose de nouveau, un phénomène qui se développe de façon intermittente au cours de l'histoire, par bonds suc- cessifs séparés par de longs intervalles, mais avec une intensité croissante. Les Grecs ne connaissaient que deux procédés techniques de reproduction: la fonte et l'empreinte. Les bronzes, les terres cuites et les monnaies étaient les seules œuvres d'art qu'ils pouvaient reproduire en série. Les autres ne co.m- portaient qu'un seul exemplaire et ne se prêtaient à aucune technique de reproduction. Avec la gravure sur bois, on réussit pour la première fois à repro· duire le dessin, bien longtemps avant que l'im- primerie permît la reproduction de l'écriture. On connaît les immenses transformations introduites dans la littérature par l'imprimerie, c'est-à-dire par 272 Œuvre.. tOi la reproduction technique de l'écriture. Mais, quelle qu'en soit l'importance exceptionnelle, elles ne représentent qu'un cas particulier du phénomène que nous envisageons ici à l'échelle de l'histoire uni- verselle. Le Moyen Âge ajoutera à la gravure sur bois la gravure sur cuivre, au burin et à l'eau-forte, le début du XIX!! siècle la lithographie. Avec la lithographie, les techniques de reproduc- tion atteignent un stade fondamentalement nou- veau. Le procédé beaucoup plus direct, qui distingue l'exécution du dessin sur une pierre de son incision dans un bloc de bois ou sur une planche de cuivre, permit pour la première fois à l'art graphique de mettre ses produits sur le marché, non seulement en masse (comme il le faisait déjà), mais sous des formes chaque jour nouvelles. Grâce à la lithogra- phie, le dessin put accompagner désormais la vie quotidienne de ses illustrations. Il commençait à mar- cher au même pas que l'imprimerie. Mais à peine quelques dizaines d'années s'étaient-elles écoulées depuis la découverte de la lithographie que la photo- graphie, à son tour, allait la supplanter dans ce rôle. Avec elle pour la première fois, dans le processus de la reproduction des images, la main se trouva déchargée des tâches artistiques les plus impor- tantes, lesquelles désormais furent réservées à l'œil rivé sur l'objectif. Et comme l'œil saisit plus vite que la main ne dessine, la reproduction des images put se faire désormais à un rythme si accéléré qu'elle parvint à suivre la cadence de la parole. L'opérateur du cinéma, .en filmant, fixe les images en studio, aussi vite que l'acteur dit son texte. Si la lithographie contenait virtuellement le journal illustré, la photo- graphie contenait virtuellement le cinéma. À la fin du siècle dernier on s'attaqua au problème que posait la reproduction des sons. Tous ces efforts convergents permettaient de prévoir une situation L'œuvre d'art (dernière version) 213 que ValéfY> caractérise ainsi: «Comme l'eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin, dans nos demeures, répondre à nos besoins moyen- nant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d'images visuelles ou auditives, naissant et s' éva- nouissant au moindre geste, presque à un signe 1• )) Vers 1900, la reproduction technique avait atteint un niveau où elle était en mesure désormais, non seule- ment de s'appliquer à toutes les œuvres d'art du passé et d'en modifier, de fàçon très profonde, les modes d'action, mais de conquérir elle-même une place parmi les procédés artistiques. À cet égard rien n'est plus révélateur que la manière dont ses deux mani- festations différentes - la reproduction de 1 'œuvre d'art et l'art cinématographique - agissent en retour sur les formes artistiques traditionnelles. 1 1 À la plus parfaite reproduction il manquera tou- jours une chose: le hic et nunc de l'œuvre d'art - l'unicité de son existence au lieu où elle se trouve. C'est cette existence unique pourtant, et elle seule, qui, aussi longtemps qu'elle dure, subit le tra- vail de l'histoire. Nous entendons par là aussi bien les altérations subies par sa structure matérielle que ses possesseurs successifs2. La trace des altérations 1. Paul Valéry, «La conquête de l'ubiquité», Pièces sur l'art, Paris, Gallimard, 1934, p. 105. [N. d. T.: Œuvres, Paris, Gallimard, Biblio- thèque de la Pléiade, 1960, t. Il, p. 1284 sq. (RR)] 2. Bien entendu, l'histoire d'une œuvre d'art ne se limite pas à ces deux éléments: celle de la Joconde, par exemple, doit tenir compte aussi de la façon dont on l'a copiée au xvne, au xvme et au XJXe siècles, et de la quantité même de ces copies. 272 la reproduction technique de l'écriture. Mais, quelle qu'en soit l'importance exceptionnelle, elles ne représentent qu'un cas particulier du phénomène que nous envisageons ici à l'échelle de l'histoire uni- verselle. Le Moyen Âge ajoutera à la gravure sur bois la gravure sur cuivre, au burin et à l'eau-forte, le début du xix~ siècle la lithographie. Avec la lithographie, les techniques de reproduc- tion atteignent un stade fondamentalement nou- veau. Le procédé beaucoup plus direct, qui distingue l'exécution du dessin sur une pierre de son incision dans un bloc de bois ou sur une planche de cuivre, permit pour la première fois à l'art graphique de mettre ses produits sur le marché, non seulement en masse (comine il le faisait déjà), mais sous des formes chaque jour nouvelles. Grâce à la lithogra- phie, le dessin put accompagner désormais la vie quotidienne de ses illustrations. Il commençait à mar- cher au même pas que l'imprimerie. Mais à peine quelques dizaines d'années s'étaient-elles écoulées depuis la découverte de la lithographie que la photo- graphie, à son tour, allait uploads/s3/ benjamin-l-x27-oeuvre-d-x27-art-a-l-x27-e-poque-de-sa-reproductibilite-technique.pdf

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