Cahiers du Brésil Contemporain, 1994, n° 25-26, p. 81-94 TRANSITION DEMOCRATIQU

Cahiers du Brésil Contemporain, 1994, n° 25-26, p. 81-94 TRANSITION DEMOCRATIQUE ET CULTURE URBAINE AU BRESIL : LE PHENOMENE DU GRAFFITI * Denise PIRANI** L'objet de cet article est le graffiti figuratif dans la ville de São Paulo pendant les années 80. Ces graffiti sont des motifs peints sur de nombreux murs de la ville. Le graffiti étant devenu un élément intégrant de la pratique et de la culture urbaine au Brésil, l'objectif principal de cette étude a été d'établir une comparaison entre certains événements de la transition démocratique et ce phénomène. Autrement dit, j'ai essayé de comprendre comment l'ouverture politique du pays a influencé la consolidation de cette nouvelle pratique artistique et, comment celle-ci est devenue, en quelque sorte, un outil d'exercice de la démocratie et en conséquence, de la citoyenneté. L'histoire du graffiti : de l'antiquité à nos jours Dans toutes les études qui ont déjà été réalisées, il paraît communément admis, tant de la part des auteurs que du côté des graffiteurs eux-mêmes, que les graffiti sont une pratique ancienne, existant déjà avant Jésus-Christ (Riout et alii, 1990). Remontant même plus loin, certains auteurs avancent que les graffiti étaient déjà une activité préhistorique (Castelman, 1987 et Barbosa, 1986). Selon Denys Riout (1990), les premiers travaux sur le graffiti ont été faits par Antonio Bosio, au XVIIe siècle, sur les catacombes romaines. Pourtant, le plus célèbre des divulgateurs de graffiti anciens a été le Père jésuite Raffaele Garrucci. «C'est au milieu du XIXe siècle qu'il publia ses études sur Pompéi et sur Rome. Depuis lors, les travaux spécialisés ont étendu l'aire géographique et le recul temporel de nos connaissances en graffitologie. De l'Agora d'Athènes, au VIe siècle avant Jésus-Christ, ou de * Cet article fait partie d'un travail de DEA présenté en Territoires Urbains (EHESS) en septembre 1992. ** Doctorant à l'EHESS, Paris. 82 Denise Pirani la Vallée des Rois en Égypte, jusqu'à nos églises européennes du Moyen-Age ou les prisons françaises du XVIIIe siècle, un peut partout, les observateurs débusquent des graffiti». Les graffiti anciens constituent des témoignages extrêmement riches des faits sociaux parce qu'à travers eux, on a pu avoir accès comme à Pompéi, à Rome ou en Égypte, aux événements politiques et à la vie quotidienne des peuples. Aujourd'hui leur importance est tout aussi grande, car ils ne sont pas qu'une activité très répandue dans les grandes villes. Ils sont devenus un véritable phénomène culturel et historique, un témoin ethnographique et une source d'informations sur le comportement de leurs auteurs. Ainsi, le graffiti contemporain se révèle être un «style de vie» urbain, dont nous ne pouvons connaître qu'une forme fragmentaire, l'activité, la manifestation d'un groupe typiquement urbain qui de cette façon, évalue son quotidien, ses valeurs et ses idéologies, son savoir-faire, enfin, son identité. Aujourd'hui, «les groupes minoritaires, marginaux, font généralement une large utilisation des graffiti —sigles et inscriptions— pour proclamer leur existence. Abondants ou en régression, ils se transforment, de surcroît, en baromètres, signaux d'alarme dont le rôle serait d'avertir le corps social du dépérissement ou de l'expansion des groupuscules agissants» (Riout et alii, 1990, 15). Cette affirmation montre d'une part la dimension politique présente à travers le graffiti mais en même temps met en évidence que le graffiti est une manière de sortir du ghetto, de l'anonymat, c'est-à-dire que l'activité (faire des graffiti) comme son résultat (le graffiti lui-même) sont l'un et l'autre une façon de conquérir un espace, une identité, dans une société chaque fois plus divisée. La genèse du graffiti à São Paulo L'origine du phénomène au Brésil n'est pas complètement établie. Pendant le gouvernement militaire de Costa e Silva, en 1968, apparaissent quelques tags 1 émanant de groupes de droite comme de gauche. Ces deux 1. Le tag est un mot anglais qui signifie étiquetter, marquer. Aujourd'hui, il signifie signature et, particulièrement au Brésil, ce sont des inscriptions griffonnées sur les murs de la ville. Par contre, le graffiti se différencie du tag dans la mesure où il est un dessin à prétention esthétique —on peut ainsi parler de «graffiti figuratif». De cette Transition démocratique et culture urbaine au Brésil 83 tendances ont fait du «graffiti» un moyen d'exprimer leurs idéologies, que ce soit du côté des gauchiste qui critiquaient la dictature militaire que de l'extrême droite qui essayait de contrôler les mouvements de gauche (Veja, 16.10.1968). Mais jusqu'à la fin des années 70, les manifestations de ce genre n'ont été que très timides et le fait de quelques actes isolés et hasardeux. Effectivement, le graffiti en tant que phénomène social prend corps à partir de l'ouverture politique du pays, c'est-à-dire, au début des années 80. Alex Vallauri, un Italien naturalisé Brésilien, est considéré comme le «père» du graffiti brésilien. Après son expérience en Europe et aux États- Unis comme artiste plasticien, Vallauri a introduit le graffiti à São Paulo, vers 1978. Son style se caractérise d'une façon simple que les graffiteurs appellent chapado (plat). Les particularités de ce «style plat 1» sont les suivantes : un dessin monochrome, réduit à sa plus simple expression (c'est- à-dire sans détail) de dimension moyenne et de tracé continu. En fait le dessin se réduit à un contour. Vallauri et d'autres graffiteurs —Waldeimar Zaidler Júnior et Carlos Matuck— ont commencé à faire des graffiti dans les rues de São Paulo et ont tout de suite conquis le «goût» des marchands d'art ; dès 1983, ils ont donc fait quelques expositions dans des galeries. A partir de cette époque, São Paulo est envahie par les graffiti. Chaque année de nouveaux noms (de groupes ou individuels) apparaissent. Le graffiti (en tant qu'objet d'art) a été consacré en 1985 lorsque Vallauri, Zaidler et Matuck ont été invités par la direction du MAM (Musée d'Art Moderne) pour faire une exposition des graffiti à la XVIIIe Biennale d'Art de São Paulo. Cet événement s'est produit la même année que la nomination du président civil par le congrès national après 21 ans de gouvernement militaire. Après la biennale de 1985 au MAM, les graffiti «éclatent» dans les rues de São Paulo, en 1986/87. La presse, à côté des organismes officiels du domaine des arts, a eu un rôle important pour légitimer cette activité, ouvrant un espace pour les graffiteurs en même temps qu'elle mobilisait, favorablement, l'opinion publique. Les noms «Tupinãodá», Rui Amaral, façon, toutes les fois que le mot graffiti paraîtra dorénavant dans ce texte, il s'agira du graffiti figuratif. 1. Je n'ai trouvé aucun équivalent français à cette expression qui indique en portugais un style sans élégance et/ou sans attrait. L'emploi du terme «plat» m'a paru être ce qui permettait de se rapprocher au mieux du sens indiqué par le portugais. 84 Denise Pirani Maurício Villaça, Júlio Barreto, Vado do Cachimbo, John Howard, Ozéas Duarte, Hudinilson Jr. devinrent connus et synonymes du graffiti brésilien. En 1987 on assiste à une nouvelle consécration du graffiti et des graffiteurs. Une grande exposition au «pavillon de la Biennale», au Parc d'Ibirapuera, intitulée «Trama do Gosto : um outro olhar sobre o cotidiano» (La trame du goût : un autre regard sur le quotidien), était composée de 30 montages. Le tout construisait une véritable ville avec ses icônes, à savoir des avenues, rues et boulevards, des bâtiments, des restaurants, des bistrots, des musées et galeries d'art, des signalisations et, bien sûr, des graffiti. Alex Vallauri restait à la tête de cet événement et cette exposition fut sa dernière manifestation car il décéda deux mois plus tard. Si les galeries, les musées et les médias voyaient dans le phénomène du graffiti «quelque chose» de nouveau dans la vie et dans la culture urbaine, il n'en était pas de même aux yeux de la loi. Le maire de São Paulo, à cet époque Jânio Quadros, a voulu contrôler les activités des graffiteurs qui poussaient partout. Il fit procéder au nettoyage des endroits où il y avait une grande concentration de graffiti, à la confiscation des matériaux avec menaces de prison et enclencha, en même temps, des procédures pénales. En vain. Chaque jour le graffiti proliférait. Il était devenu un événement solide, faisait maintenant partie de la ville et sa pratique s'était intégrée aux rythmes de la vie «paulistana». C'est pourquoi, Jânio Quadros et ses adjoints ont essayé de passer un accord avec les graffiteurs. La proposition a été de déterminer des lieux spéciaux pour qu'ils puissent faire des graffiti sans être dérangés par la police métropolitaine. La mairie voulait encore que les graffiteurs forment une association, légalisant, de cette manière, l'activité. De nouveau la tentative de contrôle a échoué. Si plusieurs artistes en acceptèrent l'idée, la majorité l'a refusée. L'argument principal des graffiteurs était que le graffiti est une action spontanée de transgression et sa légitimation par la mairie en effacerait les caractéristiques. L'année suivante, 1988, des élections municipales étaient prévues dans tous les états fédérés. Au Brésil, il est courant que les candidats collent des affiches et fassent des tags partout, sur les murs, les portes, les viaducs, les poteaux, les colonnes, etc. ainsi, le Musé d'Art de São Paulo (MASP), la Fondation uploads/s3/ t-ransition-democratique-et-culture-urbaine-au-b-resil-le-phenomene-du-graffiti-denise-pirani.pdf

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