Georg Lukács La spécificité de la sphère esthétique. Cinquième Chapitre : Probl

Georg Lukács La spécificité de la sphère esthétique. Cinquième Chapitre : Problèmes de la mimésis I La genèse du reflet esthétique. Traduction de Jean-Pierre Morbois 2 GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE. 3 4 Ce texte est le cinquième chapitre de l’ouvrage de Georg Lukács : Die Eigenart des Ästhetischen. Il occupe les pages 352 à 441 du tome I, 11ème volume des Georg Lukács Werke, Luchterhand, Neuwied & Berlin, 1963, ainsi que les pages 329 à 414 du tome I de l’édition Aufbau- Verlag, Berlin & Weimar, DDR, 1981. Les citations sont, autant que possible, données et référencées selon les éditions françaises existantes. À défaut d’édition française, les traductions des textes allemands sont du traducteur. De même, lorsque le texte original des citations est en anglais, c’est à celui-ci que l’on s’est référé pour en donner une traduction en français. Dans ce texte qui traite de la dissociation progressive de l’art et de la magie, il est fait un usage abondant du terme Gebilde dont la racine bilden [former, façonner, modeler] indique qu’il s’agit de quelque chose à laquelle l’homme a donné forme. Nous avons écarté le terme d’œuvre, pour le réserver à l’art déjà constitué [Werk] ou celui de création [Schöpfung], car créer nous semblait indiquer déjà une intention artistique, inexistante dans les temps primitifs. Nous avons choisi de le rendre par le terme plus neutre de production. GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE. 5 Cinquième chapitre Problèmes de la mimésis I La genèse du reflet esthétique. 1. Problèmes généraux de la mimésis. Si nous passons maintenant à l’autre source, déterminante, de l’art, à savoir l’« imitation », nous n’entrons pas, du point de vue d’une théorie générale de la connaissance, dans un nouveau domaine. Notre analyse des formes prétendues abstraites a en effet montré que même celles-ci sont des modes de reflet de la réalité objective. Aussi importante que puisse être du point de vue de l’esthétique la différence entre ces deux types de comportement, ils restent cependant des variétés d’une seule et même espèce : le reflet de la réalité. Dans le cas de l’« imitation », précisément, ceci mérite à peine d’être étayé, puisque l’imitation ne peut assurément signifier rien d’autre que transposer dans sa propre pratique le reflet d’un phénomène de la réalité. C’est pourquoi on peut aisément comprendre que l’« imitation » au sens le plus large du terme est un fait élémentaire et généralement répandu du tout être organisé supérieur. Nous le trouvons comme phénomène général chez presque tous les animaux supérieurs : à ce niveau d’évolution, la transmission des expériences des plus âgés aux plus jeunes ne peut encore absolument pas se produire autrement que sous la forme de leur imitation. Non seulement les jeux des jeunes animaux reposent sur l’imitation des mouvements, des modes de comportement des adultes, dans les événements sérieux de la vie, mais fait aussi partie de cette rubrique la manière dont par exemple les hirondelles enseignent à leurs petits comment voler avant la migration vers le sud. C’est pourquoi l’imitation est un fait élémentaire de toute vie hautement organisée, qui dans sa 6 relation réciproque à son environnement ne peut plus se limiter à de simples réflexes non conditionnés. Pavlov dit « que l’animal pourrait exister à l’aide de ses réflexes non conditionnés si le monde extérieur était constant. » C’est pourquoi la conservation et la transmission des expériences indispensables pour la vie de l’espèce ne peuvent avoir lieu qu’au moyen de l’imitation. Elle devient indispensable pour fixer les réflexes conditionnés ; car pour l’adaptation à l’environnement, pour la maîtrise de son propre corps, de ses propres mouvements, l’un des moyens les plus importants de la maîtrise de l’environnement, elle est le moyen le plus efficace. C’est sur cette base naturelle que l’imitation s’instaure chez l’homme aussi comme fait élémentaire, tant de la vie que de l’art aussi ‒ certes pour ce dernier au travers de médiations complexes et alambiquées. L’antiquité, pour laquelle la théorie du reflet ne portait pas encore les stigmates du matérialisme, où celle-ci constituait encore, comme chez Platon, une partie intégrante fondamentale de l’idéalisme objectif, a de ce fait, au travers de ses plus grands penseurs, il suffit de mentionner Platon et Aristote, reconnu sans réserve ce fait élémentaire comme fondement de la vie, de la pensée et de l’activité artistique. Ce n’est que lorsque l’idéalisme philosophique des temps modernes s’est vu acculé à une position défensive face au matérialisme, qu’il a été contraint à rejeter la théorie du reflet afin de sauver la priorité de la conscience par rapport à l’être ‒ ce dernier étant produit par celle-là ‒ que la théorie du reflet est devenue un tabou académique. Face à cette position fondamentale, il est indifférent pour notre problème qu’il s’agisse d’un idéalisme subjectif ou objectif, que la production de la réalité par la conscience soit pensée sous une forme selon Berkeley ou Hume, selon Kant ou Husserl. Les conséquences d’une telle GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE. 7 posture idéaliste sont faciles à voir. Si le reflet de la réalité objective, indépendante de la conscience, ne constitue plus le point de départ gnoséologique, l’imitation devient quelque chose d’énigmatique pour une part, de superflu d’autre part. Toutes les théories modernes qui se préoccupent par exemple des jeux des hommes et des animaux, en restent à mi-chemin, justement au point décisif. Nous avons vu comment Groos, 1 par exemple, mystifie cette question pour écarter l’imitation. D’où proviennent les pressentiments, les réactions innées, pourquoi se manifestent-ils comme imitations ludiques de modes de comportements ultérieurement utiles, comme exercices ludiques pour la maîtrise de son propre corps, voilà qui reste une énigme. Mais comme dans la reconnaissance de l’imitation pouvait se cacher une reconnaissance du reflet de la réalité objective, on préfère dans l’idéalisme moderne une mystique dogmatique à une simple explication rationnelle. Un autre motif empêche que la question soit posée de manière juste : dans l’examen des différences entre l’animal et l’homme, le travail est laissé de côté. L’anthropologie moderne ‒ au contraire de celle qui fait immédiatement suite à Darwin ‒ accentue très fortement cette différence, parfois jusqu’à sa surestimation. Mais si l’on décrit seulement les phénomènes résultant du travail, comme la nécessité pour les hommes de s’orienter dans des situations toujours changeantes en opposition au mode de vie tendanciellement stable des animaux, y compris les plus évolués, sans se référer à leur base, au travail, alors, comme nous avons pu le voir dans d’autres contextes l’analyse reste superficielle et à cause justement de l’importance exagérée accordée aux différences, elle néglige obligatoirement ses éléments les plus importants. 1 Karl Groos (1861-1946), psychologue allemand, surtout connu pour avoir développé une vision instrumentaliste du jeu. 8 Cette faiblesse se manifeste sans doute le plus fortement dans les théories appliquées à l’esthétique, théories qui apprécient mal le rôle du travail dans l’humanisation des hommes, dans sa fonction décisive dans son existence d’homme. Il en est ainsi surtout dans la célèbre théorie de Schiller sur le jeu comme base de l’esthétique : « L’homme ne joue que là où dans la pleine acception de ce mot, il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue. » 2 Il n’est pas trop difficile de comprendre les raisons ‒ tout à fait notables et importantes ‒ qui ont conduit Schiller à cette théorie : il s’agit surtout de la critique de la division capitaliste du travail avec ces conséquences qui menacent constamment et de plus en plus l’intégrité de l’homme. Il y a donc, dans les considérations, de Schiller un profond humanisme sous-jacent, et en même temps une angoisse tout à fait justifiée devant les effets de la production capitaliste et de la division du travail sur l’art contemporain. Malgré cela, le résultat de ses raisonnements est obligatoirement, en dernière instance, erroné. Non seulement, comme on l’a déjà démontré à maintes reprises jusqu’à maintenant, parce que la genèse de l’art ainsi que l’élucidation philosophique de son essence esthétique devient de la sorte impossible, mais aussi parce que la stricte isolation chez Schiller de l’art et de l’activité artistique par rapport au travail, la mise en opposition radicale des deux doit nécessairement conduire à un rétrécissement, à une disparition du contenu de l’art lui-même. Dans ses analyses concrètes, Schiller a souvent profondément ressenti ce danger ; qu’il n’ait pas toujours pu le surmonter ‒ même dans des considérations isolées ‒ renvoie à cette confrontation agonistique néfaste de l’art et du travail. Combien il est important ici de bien comprendre la juste corrélation, c’est ce 2 Friedrich von Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Lettre n° 15, Trad. Robert Leroux, Paris, Aubier, 1992, p. 221 GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE. 9 que montre l’exemple de Fourier. 3 À partir des mêmes phénomènes sociaux que Schiller ‒ certes à un degré supérieur, objectivement comme uploads/s3/ georg-lukacs-esthetique-cinquieme-chapitre-problemes-de-la-mimesis-i.pdf

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