G R E U Z E Notes des Goncourt, Notules d'Edmond de Goncourt I Au milieu de ce

G R E U Z E Notes des Goncourt, Notules d'Edmond de Goncourt I Au milieu de ce grand livre de corruptions, de Liaisons dangereuses, il est une page inattendue, et qui fait contraste avec tout ce qui la précède, tout ce qui la suit, tout ce qui l'entoure. C'est la scène où Valmont va, dans un village, sauver de la saisie du collecteur les meubles d'une pauvre famille qui ne peut payer la taille. Le collecteur compte ses cinquante-six livres. Échappée à la paille, toute la famille, cinq personnes, pleurent de joie et de reconnaissance ; les larmes coulent, des larmes heureuses et qui éclairent de bonheur la figure de patriarche du plus vieux. Autour du groupe, le village bourdonne, ses bénédictions murmurent ; et voici qu'un jeune paysan, amenant par la main une femme et deux enfants, entoure Valmont de l'adoration des siens, et les agenouille à ses pieds comme aux pieds d'une Providence humaine et de l'image de Dieu. Cette page dans le livre de Laclos, c'est Greuze dans le XVllle siècle. II Greuze naquit à Tournus, le 21 août 1725. Sa famille, originaire des environs de Chalon-sur-Saône, était, disent les biographes, de bonne bourgeoisie, et gardait avec orgueil le souvenir d'un de ses ancêtres, procureur du roi de la prévôté royale et seigneur de la Guiche. L'acte de naissance de Greuze dérange un peu l'assertion en faisant de Jean Greuze le fils d'un maître couvreur (1). Dès l'âge de huit ans, Greuze dessinait en jouant, ne s'amusant qu'à cela. Sa vocation déjà le pressait et commençait à le posséder. Mais le maître couvreur avait arrangé l'avenir de son fils : il le destinait à l'architecture. De là la défense de dessiner faite à l'enfant, qui se cachait, prenait sur ses nuits et son sommeil pour échapper à son père, suivre son goût et son plaisir. Un dessin à la plume, une copie d'une tête de saint Jacques, qu'il offrait à son père, le jour de sa fête, et que son père prenait pour une gravure, lui ouvrait enfin la carrière qu'il voulait. Le couvreur se décidait à envoyer son fils à Lyon étudier chez Grandon, le père de la femme de Grétry. L'atelier de Grandon était une véritable manufacture de tableaux : Greuze n'y apprit guère qu'à fabriquer un tableau par jour ; au bout de quoi, à l'étroit dans ce métier, sentant ses forces, impatient d'un grand théâtre, il vint à Paris avec ses rêves, ses ambitions, un talent déjà personnel sans être mûr, et son tableau du PÈRE DE FAMILLE EXPLIQUANT LA BIBLE (2). A Paris, Greuze disparaît. On ne le trouve dans aucun atelier. Il travaille enveloppé de silence, d'obscurité, de solitude. Il peint de petits tableaux pour vivre, sans bruit, sans nom, achevant de se former sans maître, se dégageant de lui-même. Le public l'ignore, le tableau avec lequel il est venu tenter fortune ne trouve point d'acquéreur. Seul, le sculpteur Pigalle le devine, le soutient contre le découragement, lui promet un bel avenir. Hors cet encouragement, il ne trouve que mauvais vouloir, hostilité et jalousie autour de lui. A l'Académie, où il vient dessiner, on le relègue à la plus mauvaise place, sans égard pour son talent. Les humiliations à la fin révoltent son orgueil, déjà facile à s'emporter (3). Il court chez Silvestre, ses œuvres à la main. L'ancien maître à dessiner des enfants de France est étonné, charmé. Greuze obtient de lui la permission de faire son portrait, un portrait qu'il exécute sous l'œil de ses rivaux, de ses confrères, à la grande satisfaction de Silvestre, qui, le prenant sous sa protection, le faisait agréer le 28 juin 1755. Mais déjà Greuze était sorti de l'ombre où il avait grandi mystérieusement. Un amateur possédant le goût, le tact et le flair, un curieux intelligent, passionné et sincère, le collectionneur des plus fins morceaux de l'art français, l'homme habile entre tous pour saisir un artiste dans sa fleur, un talent dans sa fraîcheur, une gloire dans un grenier, M. de la Live de Jully, avait acheté le tableau du PÈRE DE FAMILLE, et il avait ouvert chez lui une sorte d'exposition publique, à laquelle il avait convié tous les artistes et tous les amateurs. Le tableau avait fait fureur. La belle tête du vieillard, robuste, saine et sereine, patriarcale et rustique, rappelant les vieillards villageois de Rétif de la Bretonne, et qui semble une figure à jeter en tête de la «Vie de mon père» : les deux jolis garçonnets mettant, auprès de ses cheveux blancs, leurs têtes blondes où joue le soleil et la jeunesse ; le plus grand avec son habit trop court et sa belle chevelure bouclée, séparée à la Grève sous son tricorne, faisant face au père ; les femmes laissant passer une tête de marmot étonné, immobile, le menton posé sur la table ; la mère attentive et tranquille, confiante et sérieuse ; la fille ingénue et curieuse, écoutant de tous ses yeux, le corps abandonné, les bras coulés le long du corps ; et ce blanc des corsages et des habits de village que Greuze révèle et qui va mettre dans son Œuvre une sorte de volupté virginale, et l'animation de toute la composition, et l'agrément des détails, et les coins de tapage, et les bruits d'enfance dans cette scène de recueillement et de récréation pieuse, et jusqu'au petit polisson qui excite là-bas, près de la grand'mère qui file, les aboiements d'un chien : tout était apprécié, admiré par la foule choisie accourue chez M. de la Live. Et quand le tableau était exposé au Salon de 1755, le public, déjà curieux de l'homme et de son talent, déjà prévenu en sa faveur, faisait à l'Œuvre de Greuze une espèce d'ovation. Greuze, quoique enivré, sentait qu'il manquait à son talent une éducation et un achèvement : le voyage d'Italie. Il partait dans les derniers mois de 1755. Mme de Valori affirme qu'il voyagea à ses frais ; il est à croire qu'elle se trompe. Greuze fut emmené et sans doute défrayé par l'abbé Gougenot, que l'Académie recevait associé honoraire le 10 janvier 1766, alors qu'il était encore en Italie, pour le remercier en quelque sorte de s'être chargé de «conduire en Italie M. Greuze, dont les talents aujourd'hui si connus, ne faisaient qu'éclore et venaient de lui mériter le titre d'agréé (4). Jusqu'à Prud'hon, l'Italie, les musées, l'art italien, l'art antique, glissent sur nos artistes sans les toucher : leur temps, leur goût, la France et le XVIIIe siècle résistent en eux aux exemples, au passé, aux sollicitations des chefs-d'œuvre ; ils traversent les leçons de Rome sans en emporter rien. De ce voyage en Italie, qui n'eut guère plus d'influence sur le talent de Greuze que sur le talent de Boucher, que rapporta Greuze ? un souvenir qui demeura vivant et présent dans sa vie au milieu de tant d'autres aventures, une histoire d'amour que Greuze se surprenait parfois, dans sa vieillesse, à laisser échapper, lorsque les femmes niaient trop haut devant lui le désintéressement des hommes dans les affaires d'amour. L'anecdote est jolie et le témoignage de Mme de Valori lui donne assez d'authenticité pour qu'elle mérite d'être contée. Elle est, dans le temps de Casanova comme le dernier soupir de ces vieilles et tendres légendes sur lesquelles travailla le génie de Shakespeare. Elle a comme le suprême parfum de cette terre d'Armide, de ce jardin d'Italie, où la jeunesse de nos artistes a trouvé tant d'amour pendant plus d'un siècle. Et quelle chaîne non interrompue, depuis ceux auxquels l'Italie donne le plaisir ou le bonheur, la maîtresse ou la femme, jusqu'à ceux qu'elle enivre de passion et qu'elle tue sous le baiser d'un trop grand rêve! Greuze avait reçu des lettres de recommandation pour le duc del Orr…, qui l'avait parfaitement accueilli. Le duc veuf avait une fille charmante qui aimait la peinture, et dont Greuze devint bientôt le professeur. Au bout de quelques leçons, Greuze amoureux devinait l'amour de Lætitia, c'était le nom de son élève : mais, effrayé de la distance que mettaient entre elle et lui la naissance et la fortune, il fuyait la tentation en ne retournant plus au palais. Enfoncé dans la tristesse, poursuivi par les épigrammes de ses camarades de Rome, par les moqueries de Fragonard, qui ne l'appelait plus que le «chérubin amoureux», - les cheveux blonds et frisés de Greuze prêtaient à la comparaison, - Greuze apprenait que la jeune princesse était malade, sans qu'on pût savoir d'où son mal était venu. Le voilà errant autour du palais, demandant, cherchant des nouvelles, prêt à tout avouer à la malade. Au milieu de son trouble et de ses angoisses, un jour qu'il dessinait à Saint-Pierre, il est rencontré par le duc, qui l'emmène voir dans son palais une acquisition récente, deux têtes du Titien :«Ma fille, ajoutait le duc, se promet de les copier quand elle sera rétablie ; j'espère que vous viendrez la voir travailler, elle le désire.» Et comme le duc demande uploads/s3/ goncourts-greuze.pdf

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