M GEORGES ROQUE Les couleurs complémentaires : un nouveau paradigme/Complementa
M GEORGES ROQUE Les couleurs complémentaires : un nouveau paradigme/Complementary colours: a new paradigm In: Revue d'histoire des sciences. 1994, Tome 47 n°3-4. pp. 405-434. Abstract SUMMARY. — The concept of complementary colours, discovered at the beginning of the nineteenth century, spread quickly, coming to play a foremost role as a paradigm for the scientific theories of colour vision as well as the theories of chromatic harmonies. Current developments in both fields still depend on this concept. This paper aims to throw light on the history and the implications of this concept during the first half of the last century, from the joint perspectives of the science of colour vision and aesthetics. Résumé RÉSUMÉ. — Au début du XIXe, apparaît un nouveau concept, celui de couleurs complémentaires, appelé à jouer très vite un rôle de tout premier plan, s'imposant comme un nouveau paradigme, tant dans les théories scientifiques de la vision colorée, que dans celles de l'harmonie chromatique, concept dont les retombées dans ces deux domaines se font encore largement sentir de nos jours. C'est l'histoire et les enjeux de ce concept dans la première moitié du siècle précédent qui sont abordés, avec le souci d'éclairer ce point de l'histoire croisée de la science de la vision des couleurs et de l'esthétique. Citer ce document / Cite this document : ROQUE GEORGES. Les couleurs complémentaires : un nouveau paradigme/Complementary colours: a new paradigm. In: Revue d'histoire des sciences. 1994, Tome 47 n°3-4. pp. 405-434. doi : 10.3406/rhs.1994.1212 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_1994_num_47_3_1212 Les couleurs complémentaires : un nouveau paradigme Georges Roque (*) « To every colour without except ion, whatever may be its hue, or shade, or however it may be compounded, there is another in perfect harmony to it, which is its complement, and may be said to be its companion. » (Benjamin T. de Rumford, Conject ures Respecting the Principles of the Harmony of Colours, in Philo sophical Papers (Londres, 1802), 335.) « Cette pondération du vert et du rouge plaît à notre âme. » (Charles Baudelaire, Salon de 1845, in Œuvres complètes, éd. par С Pichois, vol. II (Paris : Gall imard, 1976), 355.) RÉSUMÉ. — Au début du xixe, apparaît un nouveau concept, celui de cou leurs complémentaires, appelé à jouer très vite un rôle de tout premier plan, s'imposant comme un nouveau paradigme, tant dans les théories scientifiques de la vision colorée, que dans celles de l'harmonie chromatique, concept dont les retombées dans ces deux domaines se font encore largement sentir de nos jours. C'est l'histoire et les enjeux de ce concept dans la première moitié du siècle précédent qui sont abordés, avec le souci d'éclairer ce point de l'histoire croisée de la science de la vision des couleurs et de l'esthétique. MOTS-CLÉS. — Couleurs complémentaires ; vision des couleurs (xixe siècle) ; harmonie chromatique (xixe siècle) ; cercles chromatiques (xixe siècle) ; Hassen- fratz Jean-Henri. SUMMAR Y. — The concept of complementary colours, discovered at the beginning of the nineteenth century, spread quickly, coming to play a foremost (*) Georges Roque, Institute de Investigaciones Estéticas, unam, circuito Mario de la Cueva, Zona cultural, Ciudad Universitaria, Delegation Coyoacan, cp 04510, Mexico df, Mexique. Rev. Hist. Set., 1995, XLVIII/3-4, 405-433 406 Georges Roque role as a paradigm for the scientific theories of colour vision as well as the theories of chromatic harmonies. Current developments in both fields still depend on this concept. This paper aims to throw light on the history and the implica tions of this concept during the first half of the last century, from the joint perspectives of the science of colour vision and aesthetics. KEYWORDS. — Complementary colours; colour vision (19th century); colour harmony (19th century); colour diagram (19th century); Hassenfratz Jean-Henri. Au début du xixc siècle, apparaît un nouveau concept, celui de couleurs complémentaires, appelé à jouer très vite un rôle de tout premier plan dans les théories scientifiques de la vision colorée, comme dans celles de l'harmonie chromatique, et dont les retom bées dans ces deux domaines se font encore largement sentir de nos jours. C'est l'histoire et les enjeux de ce concept dans la pre mière moitié du siècle précédent que je me propose de traiter ici. Pour essayer de clarifier un peu les choses, qui sont certes comp lexes et embrouillées, il conviendrait de commencer par distin guer deux courants, l'un scientifique, l'autre artistique, dans l'intérêt croissant qui se manifeste, dans la seconde moitié du xvrae, pour les couleurs opposées, et qui culminera au xixe pour s'établir et valoir jusqu'à nos jours avec force de loi. Deux tendances a. La première des tendances que je propose de distinguer est celle des naturalistes, inaugurée par Buff on, lequel est sans doute le premier à donner une description claire et précise des phéno mènes de contraste successif de clarté et de couleur : « Lorsqu'on regarde fixement et longtemps une tache ou une figure rouge sur un fond blanc, comme un petit carré de papier rouge sur un papier blanc, on voit naître autour du petit carré rouge une espèce de couronne d'un vert faible (1). » Buffon donne à ces couleurs subjectives — outre le rouge qui engendre du vert, le jaune engendre du bleu — le nom de « cou leurs accidentelles », et son article sera le point de départ d'une (1) Buffon, Sur les couleurs accidentelles, Mémoires de l'Académie Royale des Sciences (Paris, 1743), repris dans Jacques-Louis Binet et Jacques Roger, Un autre Buffon (Paris : Hermann, 1977), 142. Les couleurs complémentaires 407 très abondante littérature scientifique durant plus d'un siècle (2). Cependant, s'il avait bien constaté et parfaitement décrit plusieurs des phénomènes de contraste, il ne les avait pas encore reliés à l'idée de couleurs formant des couples d'opposition, et auxquelles on donnera plus tard le nom de complémentaires. C'est dans l'ouvrage The Natural System of Colours (vers 1770) (3), d'un autre naturaliste, Moses Harris, qu'on trouve les deux premiers cercles chromatiques montrant clairement, l'un les trois couleurs primaires (rouge, jaune et bleu), l'autre les trois cou leurs composées (orange, vert et pourpre), assortis de l'indication expresse que deux couleurs opposées sur le cercle, le long d'un même diamètre, forment entre elles un contraste : « If a contrast is wanting to any colour or teint, look for the colour or teint in the system, and directly opposite it you will find the contrast wanted. » Or Harris lie précisément ces couleurs opposées aux phé nomènes de contraste que Buff on avait déjà signalés : « If a pair of green spectacles are placed before the eyes, and viewed through for about 5 minutes, and then taken away, every scene and object will look a fiery red (4). » Un autre naturaliste, entomologiste, tout comme Harris, Ignace Schiffermuller, proposera également un cercle de couleurs — Versuch eines Farbensystems (Vienne, 1771) — et insistera lui aussi sur les couleurs du cercle diamétralement opposées, lesquelles peuvent, en jouant sur les relations de luminosité, s'avérer harmon ieuses (5). La réflexion sur les couleurs accidentelles de Buff on se poursuivra en Angleterre, où, après Harris, un médecin, Robert Waring Darwin (père de l'auteur de De l'origine des espèces), tentera de proposer une explication systématique de ces phénomènes sub jectifs qu'il liait directement aux principes newtoniens. Mais, en (2) Cf. l'excellente bibliographie commentée établie par Joseph Plateau, Bibliographie analytique des principaux phénomènes subjectifs de la vision depuis les temps anciens jusqu'à la fin du xvme, suivie d'une bibliographie simple pour la partie écoulée du siècle actuel, Mémoires de l'Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, XLII (1878), ainsi que les trois suppléments, XLII, XLIII et XLV (1883); cf. en particulier la deuxième section, Couleurs accidentelles de succession. (3) Ce livre a été réédité en fac-similé par Faber Birren (New York : éd. privée, 1963) ; sur sa date de publication, cf. Thomas Lersch, Von der Entomologie zur Kunsttheorie, in Festschrift Erasmus, 1934-1984 (Amsterdam : Erasmus Antiquariaat en Boekhandel, 1984), note 61, 309; les auteurs oscillent entre 1766 et 1776. (4) Cf. Martin Kemp, The Science of Art: Optical Themes in Western Art from Brunel- leschi to Seurat (New Haven & London : Yale Univ. Press, 1990), 291. (5) Cf. le riche et stimulant article de Lersch cité in n. 3, 306. 408 Georges Roque tant que médecin, il supposait l'existence de « fibres musculaires » agissant dans la rétine (6). Quelques années plus tard, en 1794, le comte de Rumford (Benjamin Thompson) présentera à la Royal Society ses réflexions sur les ombres colorées, qui ont fait autor ité, mettant en évidence la nature subjective du phénomène, et supposant que dans le cas de deux ombres colorées, l'une des deux est souvent une illusion optique (« an optical deception ») (7). C'est dans cette même communication qu'il aurait ajouté (8) d'import antes considérations sur l'harmonie des couleurs, à partir d'expé riences sur des ombres colorées doubles. Il remarquait à ce sujet que les couleurs des deux ombres sont toujours telles que si on les mélange intimement, le résultat sera un blanc uploads/s3/ les-couleurs-complementaires.pdf
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