Pour une analyse sémiologique inductive et esthésique de la syntaxe musicale 1.
Pour une analyse sémiologique inductive et esthésique de la syntaxe musicale 1. Analyse musicale, linguistique et sémiologie 1.1. Nécessité d’une démarche analytique L’éventail des techniques offertes par l’analyse musicale permet de rendre compte de manière assez détaillée des modes d’organisation et de structuration bâtissant le discours du compositeur. Ces démarches analytiques proviennent pour une grande part de concepts développés par la théorie musicale. L’analyse harmonique en particulier, qui joue un rôle primordial dans l’explication de la logique du discours musical caractérisant le style classique et romantique, tire ses fondements de principes théoriques développés de longue date et implicitement — voire explicitement — mis en œuvre par le compositeur lui-même. La grande réussite de l’analyse harmonique résulte d’ailleurs d’une traduction des principes théoriques en une procédure analytique accomplie. Mais un tel équilibre s’écroule dès que l’on s’éloigne du territoire balisé du langage classique, et que l’on s’approche de styles musicaux aux grammaires moins explicitées. Les autres dimensions de l’analyse, même appliquée aux œuvres classiques, n’offrent pas un tel degré de perfection : la forme de l’œuvre, par exemple, n’est en général dégagée que de manière partielle ; l’inventaire du matériau motivique, quant à lui, se cantonne souvent à une description des éléments les plus saillants et de certaines de leurs transformations. Or si ces dimensions sont difficilement saisissables, c’est parce que leur logique de fonctionnement, non réduite à des règles théoriques générales, obéit à des principes plus élémentaires. C’est justement à travers de telles dimensions que s’exprime la singularité de chaque œuvre musicale. Au-delà d’une simple application de règles a priori sur la partition, au-delà du MODELE SYNTHETIQUE — qui risque de se muer en « système normatif » (Ruwet 1972 : 103) —, l’analyse musicale doit donc mettre en œuvre, de manière générale, une véritable DEMARCHE ANALYTIQUE — c’est-à-dire une procédure de découverte de nouvelles configurations, à partir de l’observation de la partition — démarche qui « s’impose en principe chaque fois que, s’agissant d’une langue inconnue, d’un mythe ou d’une musique exotiques, etc., le message est seul donné » (Ibid. : 100)1. S’il est attendu en outre de l’analyse qu’elle opère sur l’objet musical de manière totalement explicite, formalisée et même systématisée, alors la démarche analytique ainsi définie partage les mêmes préoccupations que la linguistique moderne introduite par Ferdinand de Saussure (1915). 1.2. La délimitation sémiologique Or l’objet de la linguistique saussurienne n’est pas tant le langage parlé que la langue, « c’est-à-dire un système de signes distincts correspondant à des idées distinctes » (Ibid. : 26) : « il existe une faculté plus générale, celle qui commande aux signes, et qui serait la faculté linguistique par excellence » (Ibid. : 27). La linguistique saussurienne est avant tout une sémiologie, car « si l’on veut découvrir la véritable nature de la langue, il faut la prendre d’abord dans ce qu’elle a de commun avec tous les autres systèmes du même ordre » (Ibid. : 35). Si la musique est effectivement l’un de ces systèmes sémiologiques, alors la méthode linguistique devrait pouvoir s’y appliquer directement. Néanmoins, « la langue ne se présente pas comme un ensemble de signes délimités d’avance » ; « c’est une masse indistincte » (Ibid. : 146). Et c’est justement le rôle de l’analyse que de DELIMITER DES UNITES. L'unité n'a aucun caractère phonique spécial, et la seule définition qu'on puisse donner est la suivante : une tranche de sonorité qui est, à l'exclusion de ce qui précède et de ce qui suit dans la chaîne parlée, le signifiant d'un certain concept. (Ibid.) Voilà pourquoi, selon l’approche saussurienne, linguistique et sémiologie ne font qu’un. Or, selon Saussure, « ce caractère étrange et frappant de ne pas offrir d'entités perceptibles de prime abord » serait pour la langue naturelle « sans doute un trait qui la distingue de toutes les autres institutions sémiologiques » (Ibid. : 149). Il semblerait pourtant que la musique, justement, partage cette même caractéristique. Mais on ne pourra contredire 1 Ruwet reniera par la suite cette conception empiriste largement influencée par la linguistique distributionnaliste de Bloomfield et Harris, et lui préférera les approches rationalistes défendues par Chomsky (Ruwet 1975). Il est vrai qu’une analyse d’une « langue inconnue » ne prenant pas en compte certains invariants du langage naturel semble témoigner d’une certaine naïveté épistémologique. Mais la musique ne semble pas se prêter aussi facilement à une théorie générale. ici le propos de Saussure qu’à condition de pouvoir insérer la musique parmi ces « institutions sémiologiques ». 1.3. Une signification musicale introversive En particulier, la musique signifie-t-elle ? Préférant nous concentrer sur l’analyse du fait musical seul — dans la droite lignée de la linguistique saussurienne (cf. § 2.1) —, nous éviterons ici l’introduction d’une signification extramusicale et de tout contexte culturel, social ou psychologique qui ne soit pas essentiel à la compréhension du musical. Or, les entités harmoniques, motiviques, rythmiques, formelles, issues de l’analyse et de la théorie musicales traditionnelles, sont autant de signifiants qui peuvent effectivement être associés à des significations musicales pures. Roman Jakobson (1970 : 12) entrevoit d’ailleurs une « semiosis introversive » de la musique : Plutôt que de viser quelque objet extrinsèque, la musique se présente comme un langage qui se signifie soi-même. Des parallélismes de structures construits et ordonnés différemment permettent à l’interprète de tout signans musical perçu immédiatement de déduire et d’anticiper un nouveau constituant correspondant […] et l’ensemble cohérent formé par ces constituants. C’est précisément cette interconnexion des parties aussi bien que leur intégration dans un tout compositionnel qui fonctionne comme le signatum-même de la musique. (cité par Nattiez 1975 : 212) Mais une telle mise en relation des signifiants eux-mêmes n’est envisageable que par l’intermédiaire de relations conceptuelles, puisque les signifiants ainsi associés partagent une même identité. Le rôle du signifié ne reviendrait-il pas alors à ce concept unificateur ? 1.4. La fonction sémiotique hjelmslévienne Louis Hjelmslev, quant à lui, développe le couple sémiotique sous la forme d’une FONCTION SEMIOTIQUE — entre une expression (le signifiant) et un contenu (le signifié) — qui met en fait en relation une FORME DE L’EXPRESSION et une FORME DU CONTENU, lesquelles sont respectivement en relation avec une SUBSTANCE DE L’EXPRESSION et une SUBSTANCE DU CONTENU. Le signe est alors « à la fois signe d'une substance du contenu et d'une substance de l'expression ». En particulier : Un signe est le signe d'une substance de l'expression : la séquence de sons [bwa], en tant que fait unique prononcé hic et nunc, est une grandeur appartenant à la substance de l'expression qui, par la seule vertu du signe, se rattache à une forme de l'expression sous laquelle on peut assembler d'autres grandeurs de substance de l'expression (autres prononciations possibles, par d'autres locuteurs ou en d'autres occasions, du même signe) (Hjelmslev 1971 : 76). L’intérêt d’une telle définition sémiotique est qu’est ici prise en compte une variabilité de l’expression des signes, variabilité qui est une caractéristique fondamentale du signe musical. En effet, pour paraphraser Hjelmslev, la séquence de notes (sol, sol, sol, mib), en tant que fait unique joué hic et nunc, est une grandeur appartenant à la substance de l’expression qui, par la seule vertu du signe, se rattache à une forme de l’expression — par exemple, la classe de tous les motifs de ce type — sous laquelle on peut assembler d’autres grandeurs de substance de l’expression, que sont les autres occurrences de cette classe, telle la séquence (fa, fa, fa, ré). La dichotomie forme de l’expression / substance de l’expression nous permet justement de nous affranchir d’un quelconque contenu musical, et de considérer les concepts musicaux comme des formes de l’expression. Nous aurions alors aimé réduire le signe musical à un signe de la substance de l’expression. Mais une telle restriction de la sémiotique à la dimension de l’expression est, selon Hjelmslev, hors de question : Il n'y a […] aucune raison de décider que le signe n'est que le signe de la substance du contenu ou (ce que personne certainement n'a encore imaginé) seulement signe de la substance de l'expression (Ibid.) Que l'on s'intéresse plus spécialement à l'expression ou au contenu, on ne comprend rien à la structure de la langue si on ne tient pas compte avant tout de l'interaction des deux plans. L'étude de l'expression et celle du contenu sont toutes les deux étude de la relation entre expression et contenu ; ces deux disciplines se supposent mutuellement, sont interdépendantes, et les séparer serait une erreur grave (Ibid. : 96-97). Mais même si la musique n’est pas une véritable sémiotique, l’analyse musicale peut tenter de tirer profit des méthodes sémiologiques. 1.5. L’analyse hjelmslévienne L’analyse relève finalement moins d’une procédure de délimitation à la Saussure — qui nécessiterait l’existence de concepts prêts à l’emploi — que d’une analyse de rapports et de dépendances à la Hjelmslev : l'objet examiné autant que ses parties n'existent qu'en vertu de ces rapports ou de ces dépendances […]. Les « objets » du réalisme naïf se réduisent alors à des points d'intersection de ces faisceaux de rapports uploads/s3/ pour-une-analyse-semiologique-inductive-et-esthesique.pdf
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- Publié le Fev 05, 2022
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