Revue Proteus no3, l’art et l’espace public ENTRE DEUX NOLI ME TANGERE DES DERM

Revue Proteus no3, l’art et l’espace public ENTRE DEUX NOLI ME TANGERE DES DERMATOGRAPHIES « Noli me tangere », a dit Jésus ressuscité à Marie- Madeleine le matin de Pâques. Noli me tangere régit aussi la mise en public de l’œuvre d’art, lui assigne sa place à proximité de son public sans tout à fait la laisser à sa disposition et détermine l’expérience du musée. Mon objectif étant de mieux com- prendre sous quelles conditions une œuvre de- vient publique, je me propose d’étudier ce noli me tangere, prétendument double à mon avis, et de le mettre en rapport avec les questions de corporéi- té, temporalité, finitude et proximité qui en dé- coulent. À cette fin, je procéderai à une visite d’une partie de l’exposition Dermatographies qui s’est tenue au musée de l’hôpital des maladies der- matologiques et aphrodisiaques Andréas Syngros, à Athènes, entre le 15 novembre et le 20 dé- cembre 20071. Dermatographies I & II le prétendu vide et la « re-présence » de l’œuvre d’art Art City d’Artémis Potamianou2 (fig. 1) consiste en une maquette blanche des modèles réduits de huit musées prestigieux d’art contemporain, parmi lesquels les musées Guggenheim de New York et de Bilbao. Ces modèles forment un réseau – une sorte de cité mondiale des arts – dont l’architec- ture monumentale est reproduite à une échelle réduite avec des formes épurées et un blanc écla- tant. Cela aboutit à une certaine homogénéisation 1. Je voudrais ici remercier Martha Vassiliadi, Michel Lassithiotakis et Anastasia Danaé Lazaridis pour leur invitation à l’Université de Genève où j’ai pu présenter une première version de ce travail ; Yannis Melanitis avec qui j’ai pu discuter des questions abordées ici ; Georges Skaltsas de ses remarques et conseils théologiques ; Konstantinos Pantzoglou qui m’a introduit à l’exposition Dermatographies ; May Chehab de son aide toujours précieuse ; et José Angel Olalla à qui je dois, depuis déjà plusieurs années, la première idée de travailler sur le noli me tangere. Je traduis les citations de l’anglais. 2. Yannis MELANITIS et Apostolos KARASTERGIOU, Dermatographies, Athènes, Bios, 2007, p. 131-133. des miniatures, dégagées elles-mêmes des couches déformatrices du temps. Laissant peu de place pour des édifices tiers et revêtus d’une façade- peau uniforme, les modèles réduits articulent un système cohérent et modelable, mais également autarcique et omnipotent dans sa clôture. Ils semblent ainsi composer un milieu artistique non seulement étendu ou mondialisé, mais aussi assaini, potentiellement tyrannique et effective- ment désert. Art City peut être lue comme une illustration éloquente et un commentaire caustique sur la galerie contemporaine perçue comme « cube blanc3 », minimal, apparemment neutre et parfai- tement accueillant pour l’art. En même temps, elle renvoie à la façon dont s’effectue la « ré-pré- sence » de l’objet exposé : l’acceptation que le contexte de sa création est irréparablement perdu et la reconnaissance du fait que, aussi étroits que les liens entre l’objet exposé et les pratiques sociales puissent être, l’art n’y occupe que la place d’un outsider interne4. L’objet publiquement exposé est sujet à la tension entre, d’un côté, sa propre matérialité qui ne sera jamais oblitérée et le rattache à son histoire et, de l’autre, « l’expression 3. Brian O’DOHERTY, Inside the White Cube : The Ideology of the Gallery Space, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1986, p. 100. 4. Maria MARGARONI, « Postmodern Crises of Mediation and the Passing of the Museum », Parallax, vol. 11, n° 4, 2005, p. 94 et 100. 34 Fig. 1 : Artemis Potamianou, Art City Revue Proteus – Cahiers des théories de l’art sans entraves » et le droit au « choix absolu » pro- mis par le cube blanc1. De plus, le cube blanc fait de lui-même un espace supposément débarrassé de l’out there et du non-artistique ; en créant donc l’illusion d’une atemporalité éternisante, il nous fait revoir « la précarité de toutes les formes d’“inclusion”, de leur incapacité de compenser pour l’absence sur laquelle elles ne peuvent qu’at- tirer notre attention2 ». Cela n’est pas dissocié du fait que les musées contemporains sont les héritiers des cabinets de curiosités et des collections réservées à des visi- teurs sélectionnés qui, une fois admis dans ces expositions des objets extra-ordinaires, étaient autorisés à toucher les objets et à établir une cer- taine intimité avec les « pouvoirs mystérieux com- munément liés au rare et au bizarre3 ». Foyers d’un sacré tangible, ces collections étaient les contre- parties des lieux de pèlerinage et des églises. Avec le temps, elles se sont transformées en musées hébergeant la « splendeur visuelle d’une institution étatique intangible », imposant une discipline cor- porelle à leurs visiteurs (voix basse, trajet fixé, abstention du contact physique4) et créant leur propre souveraineté à la manière d’Art City. Mais, si la mise en public d’une œuvre d’art est un tra- vail de dé-contextualisation et de re-historisation et que son inclusion dans le nouvel espace d’un musée soit par définition artificielle et temporaire, donc précaire, quelles sont les conditions que le noli me tangere impose aux objets exposés ? Approximately 9½ square meters of flap de Geor- gia Kotretsos5 (fig. 2) est une porte de métal – de la nature de celles que l’on trouve souvent dans les maisons des petites villes et villages grecs des années 1950, 1960 et 1970 –, qui a été recouverte de morceaux rectangulaires de peau de chèvre et réinstallée à l’entrée du musée. Cette intervention presque imperceptible greffe sur la surface du musée une peau saine, transplantée et imposée. La 1. Maria MARGARONI, « Postmodern Crises of Mediation and the Passing of the Museum », art. cit., p. 101. 2. Ibid., p. 96 et 99. 3. Constance CLASSEN, « Touch in the Museum », dans Constance CLASSEN (dir.), The Book of Touch, Oxford et New York, Berg, p. 278-279. 4. Ibid., p. 278 et 282-283. 5. Y. MELANITIS, A. KARASTERGIOU, op. cit., p. 125. couleur de la peau, relativement proche du mar- ron des portes métalliques lorsqu’elles sont légère- ment rouillées, se combine avec sa salubrité, puisque les morceaux sont impeccablement cou- pés et aménagés afin d’habiller soigneusement les plus petits détails de la porte. Une vraie peau scelle l’orifice du bâtiment et guérit ses fractures en les recouvrant. Le neuf et l’inédit entre ainsi littéralement en contact avec l’ancien et le rongé, puis ils se stratifient mutuellement. Un élément utilitaire qui était en train de se décomposer se trouve abrité sous la couverture de l’artistique, et un savoir-faire devient moyen de préservation et de régénération. Cependant, ce qui manque à cette entrée renouvelée est l’éclat du véritablement nouveau et la solidité de l’incassable. Protectrice et défensive, violemment exposée à la lumière, à l’humidité et à l’usage, elle est vouée à un vieillissement rapide. Mettant en route la guérison de la matière usée par son devenir-art, elle répète les déformations de toute peau âgée et, en même temps, se propose comme un objet touchable-intouchable. À la fois pratiquée et montrée, elle conjugue l’intimité per- mise par les anciens musées et la discipline des musées contemporains. L’enveloppement de la porte a beau s’avérer cosmétique et au bout du compte inefficace, il nous rappelle que toute 35 Fig. 2 : Georgia Kotretsos, Approximately 9 ½ Square Meters of Flap Revue Proteus no3, l’art et l’espace public œuvre d’art exposée, bien qu’elle passe pour presque immatérielle, reste inévitablement sujette à dégradation. Selon Steven Connor, « la peau marque le temps en partie en l’effaçant : en guéris- sant ses lésions […]. La façon dont la peau écrit le temps est en fait en le dés-écrivant. La peau est une horloge molle que l’on démonte chaque fois qu’on la marque1 ». Approximately 9½ square meters of flap n’est ni exactement une peau vivante qui bouleverse son propre temps, ni un objet dans l’abri du noli me tangere bienfaiteur qui lui donnerait l’allure du hors-temps. C’est une gymnastique de l’épiderme qui nous permet d’abord de voir que toucher signifie certifier l’« unité sentie » de l’ex- posé2, puis de comprendre que l’interdiction de toucher n’est qu’une expérimentation sur ce que serait l’immortalité de l’artistique. Mais qu’est-ce que cela pourrait donner ? Dermatographies III & IV l’esthétisation du maladif et la parodie de la « partance » Us 02 d’Eftychios Patsourakis3 (fig. 3) est un mor- ceau de papier mis sur le tableau d’annonces du musée. Un peu partout dans le monde helléno- phone, des papiers semblables sont collés aux entrées des immeubles et des églises ou sur des pylônes électriques pour annoncer aux passants des funérailles et des commémorations ; le format standard A4 et leur cadre doré en sont les caracté- ristiques les plus typiques. L’innovation apportée dans Us 02 est qu’il n’y a ni les phrases stéréo- types, ni le nom du défunt, ni la date et le lieu de la cérémonie, ni les signatures des parents et des proches. La rhétorique des annonces est rempla- cée par une moisissure faisant converger dans un signe visuel unique la déchéance du papier même, la décomposition du uploads/s3/ proteus03-4 1 .pdf

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