LA CRITIQUE ARTISTIQUE DE MIRBEAU : LIEU D’EXPLORATIONS ET DE RÉFRACTIONS Tremp

LA CRITIQUE ARTISTIQUE DE MIRBEAU : LIEU D’EXPLORATIONS ET DE RÉFRACTIONS Tremplin de lancement pour son entrée dans le monde des lettres – il s’y adonne depuis 1874 –, mais aussi laboratoire où affiner sa poésie passionnée et fiévreuse, la critique artistique est, pour Octave Mirbeau, un lieu déclencheur de réflexions. Celles-ci s’organisent d’une manière hybride, en empruntant des stratégies narratives à la rhétorique aussi bien qu’à l’essai. Le genre est moderne, proche du personal essay ou long form, dans lequel le moi de l’écrivain occupe une position liminaire, en équilibre instable entre soi-même et le monde extérieur. Ce qui est révélateur de cette posture, c’est l’étonnement du moi écrivant, toujours disposé à se laisser surprendre par l’imprévu. Par ailleurs, l’extension de sa pratique critique lui permet d’intégrer ses écrits à la sphère littéraire ; l’écriture créative et l’activité critique convergent alors dans une complémentarité qui fait du métadiscours une composante fondamentale du dispositif de l’œuvre. Inaugurant un processus qui sera mené à son terme au vingtième siècle, les frontières entre les genres se brouillent et l’activité du critique-écrivain finit par toucher à la notion même de littérarité. Les écrits sur l’art d’Octave Mirbeau, comme nous l’entendons prouver, constituent le terrain où, en vertu de ses intuitions, il déploie dans l’histoire culturelle son rôle de précurseur. Il faut noter que la critique d’art mirbellienne n’est pas d’ordre formel ou scientifique : elle est inspirée par son propre sentiment de l’art. Les paramètres politiques et idéologiques qui régulent l’axiologie de sa pratique, à savoir la défense de la liberté en art et la lutte contre l’académisme, s’entrelacent aux relations institutionnelles, personnelles ou sociales de l’auteur. De la lecture de ses pages, il émerge que le jugement du critique ne se base pas sur les qualités intrinsèques d’une œuvre ; il consiste davantage à harmoniser la conception artistique d’un peintre ou d’un sculpteur, telle qu’elle lui apparaît lors de son analyse, avec ses principes esthétiques incontournables. Nous nous interrogeons alors : quels sont les axes affectifs d’une conception éthique fondée sur l’émotion ? L’auteur fait l’éloge de la fidélité à la vie tout au long de son activité de critique d’art : elle constitue le noyau central à partir duquel l’art palpite et résonne. Cependant, l’art ne se limite pas à une simple reproduction du réel, comme Mirbeau l’affirme à plusieurs reprises. La démarche apparemment réaliste est remise en cause par le côtoiement du sensible et de l’intelligible. Il paraît donc primordial de montrer qu’un certain degré d’idéalisme traverse sa pensée et ne contraste que peu avec le matérialisme qu’il professe par ailleurs, puisqu’il témoigne d’une instabilité constitutive de sa personnalité, de son polymorphisme. Nous allons par conséquent approfondir cette ouverture vers l’invisible en nous penchant sur la notion de rêve, terme qui revient fréquemment dans ses pages de critique d’art. Au premier abord, le rêve apparaît comme un élan idéal, une tension, et en même temps comme le prodrome de la création. Quand l’auteur se réfère au processus de création, il entend le rêve comme l’affirmation de la subjectivité de l’artiste. En ce sens, l’art apparaît comme la recherche d’une forme sensible apte à exprimer son propre rêve. La nécessité intérieure qui motive la création, la libido, dirait-on, est en fait la raison qui sous-tend toute la composition ; elle opère ainsi une attraction des gestes de l’artiste l’un vers l’autre, une coordination selon une « logique implacable1 ». C’est le rêve qui dirige chaque artiste en le poussant à créer. Parallèlement, il régit l’orchestration générale de l’œuvre. À ce propos, nous pouvons citer ce passage concernant Paul Gauguin : « Le rêve le conduit, dans la majesté des contours, à la synthèse spirituelle, à l’expression éloquente et profonde2. » 1 Octave Mirbeau, « Notes sur l’art – Degas », Combats esthétiques, Séguier, 1993, tome I, p. 78. 2 Octave Mirbeau, « Paul Gauguin », Combats esthétiques, tome I, p. 421. Outre le rêve qui hante l’artiste, l’esthétique mirbellienne conçoit le rêve comme gouvernant la nature et ses mouvements ; c’est le rêve que l’artiste explore et laisse affleurer dans ses compositions, à l’instar de Monet, « qui enchanta notre rêve de tout le rêve mystérieusement enclos dans la nature, de tout le rêve mystérieusement épars dans la divine lumière3 ». Grâce à sa sensibilité expansive, l’artiste saisit le mystère de la nature ; pour dénoter la manifestation sensible de ce mystère, Mirbeau emploie le terme drame, c’est-à-dire action, mouvement. Dans ce cas, il s’agit de l’extrinsécation du rêve, de la forme tangible que celui-ci revêt dans le monde extérieur : nous aurons alors le « drame de la lumière4 » et le « drame de la terre5 ». Ainsi, le drame est parfois l’interaction des couleurs, comme chez Van Gogh : « […] il ne dit pas qu’il y a des champs, des arbres, des maisons, des montagnes… mais du jaune et du bleu, du rouge et du vert… et le drame de leur rapport entre eux…6 » L’art rejoint son zénith quand le rêve de l’artiste s’harmonise avec celui de la nature, qui est à son tour le centre d’irradiation du drame. Cela arrive chez Monet, qui « laissa courir, vagabonder son rêve sur le léger, le féerique rêve de lumière qui enveloppe toutes les choses vivantes7 ». Par ailleurs, et nous touchons ici un point fondamental de notre analyse, l’émotion, pierre de touche de l’esthétique mirbellienne, est étroitement liée, voire interdépendante, à la saisie d’un sens profond qui traverse l’œuvre et que l’artiste sait rendre grâce à un effort de symbolisation. Force est de constater que, concevant les différentes tendances qui traversent la fin du dix-neuvième siècle en « fusion ardente », comme on le lit dans sa correspondance avec Paul Gauguin, Mirbeau paraît viser à une synthèse du réalisme et du symbolisme. À ce propos, il paraît essentiel de noter que, dans plusieurs passages, il revient sur cette idée de synthèse en tant qu’expression d’une vie secrète, d’une signification transcendante, qui pulse dans la réalisation artistique. Il nous semble donc pertinent de citer ce passage où il évoque Claude Monet : « Et dans cette nature, recréée avec son mécanisme cosmique, dans cette vie soumise aux lois des mouvements planétaires, le rêve, avec ses chaudes haleines d’amour et ses spasmes de joie, bat de l’aile, chante et s’enchante8. » Suivant la piste lancée par Albert Boime dans Revelation of modernism9, on essayera d’interpréter cette inflexion syncrétique et teintée de spiritualisme comme une réponse aux questionnements de la fin de siècle. Dans les Combats esthétiques, la récurrence de termes tels que « âme », « ciels », « horizons » et « mystère » témoigne d’une ouverture vers l’inconnu, de l’établissement d’un lien entre le visuel et le spirituel. Sa critique à l’égard du symbolisme doctrinaire, cohérente avec sa dénégation de toute théorie, n’empêche pas l’admission d’implications symbolistes dans la notion de synthèse. Citons d’ailleurs ce passage : « Dans Le Semeur de Millet, rendu si surhumainement beau par Van Gogh, le mouvement s’accentue, la vision s’élargit, la ligne s’amplifie jusqu’à la signification du symbole10 ». Admirateur de Remy de Gourmont, de Marcel Schwob, de Paul Adam et de Maeterlinck, Mirbeau attaque le symbolisme au moment où il s’éloigne de la nature dans le but de poursuivre un idéal abstrait. Par ailleurs, dans les années 1890, notre auteur n’interprète pas le passage de l’impressionnisme au symbolisme comme une fracture, mais comme une continuation naturelle entre les deux mouvements. Il apparaît évident que réalisme et symbolisme se trouvent enfin 3 Octave Mirbeau, « Claude Monet », Combats esthétiques, tome I, p. 429. 4 Octave Mirbeau, « L’exposition Monet-Rodin », Combats esthétiques, tome I, p. 377. 5 Octave Mirbeau, «Camille Pissarro », Combats esthétiques, tome I, p. 414. 6 Octave Mirbeau, «Vincent Van Gogh », Combats esthétiques, tome I, p. 442. 7 Octave Mirbeau, «Claude Monet », Combats esthétiques, tome I, p. 356. 8 Octave Mirbeau, « L’exposition Monet-Rodin », Combats esthétiques, tome I, p. 380. 9 Albert Boime, Revelation of modernism: Response to cultural crisis in Fin-de-siècle painting, University of Missouri Press, 2008. 10 Octave Mirbeau, « Vincent Van Gogh », Combats esthétiques, tome I, p. 356. associés, au lieu de se contredire ou de s’annuler : « […] on n’atteint un peu de la signification, du mystère et de l’âme des choses que si l’on est attentif à leurs apparences11 ». Il en va de même lorsque le symbolisme prend son essor, réaction des forces spirituelles et imaginatives de l’homme contre l’envahissement des sciences dans chaque domaine ; cependant, comme l’a remarqué Mirbeau dans son interprétation de l’art impressionniste, ce chemin a déjà été tracé par le courant qui l’a précédé. Les impressionnistes découvrent le subjectivisme de l’expression, tandis que les symbolistes vont l’amplifier ; les premiers s’approprient les acquis du Positivisme en analysant les sensations visuelles, alors que les seconds s’y opposent, puisqu’ils professent l’anti-spiritualisme. Les pionniers de la liberté en art laissent affleurer la finesse de la vie intérieure, leurs héritiers vont plus loin en réhabilitant uploads/s3/ raffaella-tedeschi-la-critique-artistique-d-x27-octave-mirbeau-lieu-d-x27-explorations-et-de-refractions.pdf

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