1 Le cube blanc est­il une arme de guerre culturelle ? Essai de déconstruction

1 Le cube blanc est­il une arme de guerre culturelle ? Essai de déconstruction de White Cube Tout récemment publié en France, le livre de Brian O'Doherty White Cube, L’espace de la galerie et son idéologie1, présente le White Cube, symbole de l’espace vide et blanc de la galerie. A la fois livre et concept, le White Cube est préfacé par Patricia Falguières, directrice de l’ouvrage : « Inside the White Cube, The Ideologie of the Gallery Space , constitue l’une des plus belles boîtes noires dont disposent aujourd’hui artistes, critiques, curateurs et collectionneurs. On nomme ainsi, dans les laboratoires de recherche, un dispositif dont on étudie les échanges sans jamais interroger le contenu ou le mode de fonctionnement interne. (…) On peut y reconnaître un lieu commun : un énoncé valide en toutes circonstances, une démonstration reçue une fois pour toutes, (…) autant qu’un mot de passe et un signe de reconnaissance. Le «cube blanc » est (…) le plus répandu des lieux communs. Il s’est fait, à travers le monde, titre d’exposition, noms de galeries. Il surgit régulièrement au fil des textes qui ne prennent plus la peine d’en expliciter le sens, ni l’origine parce qu’il a acquis statut d’évidence. * 2» Cette prétention demande que l’on s’y arrête. Essayons de déconstruire le contenu de cet « énoncé valide en toute circonstance », pour tenter de connaître son origine, son mode de fabrication et sa cible. Quatre essais et une postface écrits entre 1976 et 2007, Notes sur l’espace de la galerie, L’œil et le spectateur, Le contexte comme contenu, La galerie comme geste, et le dernier né L’atelier et le cube, présentent un vaste échantillon de procédures : assujettissement du sujet pensant, délestage systématique du contenu, récurrence du vide, anesthésie idéologique, castration esthétique, agression du spectateur... Ces postures s’entrecroisent en constats, affirmations et paradoxes, non pas pour façonner une pensée, ce qui supposerait un développement raisonné des concepts, mais pour tisser un feutre impénétrable de lieux communs dont l’espace de la galerie serait le grand bénéficiaire. C’est pourquoi Patricia Falguières dit du White Cube qu’il est « un mot de passe et un signe de reconnaissance, (…) le plus répandu des lieux communs (…) qui (…) a acquis statut d’évidence »*. Ce statut d’évidence est donné par ce rassemblement de procédures que les personnels de l’AC3 (artistes, critiques, galeristes, médias, fonctionnaires de la culture) qui participent en France comme ailleurs dans le monde, à la défense de ce pouvoir esthétique, utilisent comme trousse à outil conceptuelle. Le White Cube est donc un témoignage sans état d’âme et assez complet d’un mode de pensée qui prévaut depuis un demi siècle de règne de l’AC international. Mais il fait plus, il dote l’espace de la galerie d’art d’une histoire et d’une idéologie. Le volume cubique muni de ces lettres de noblesse devient le bénéficiaire « légitimé » de la valeur accordée traditionnellement à l’œuvre d’art. Ce transfert est la suite logique d’une opération massivement utilisée dans l’art contemporain depuis les années 60, qui consiste à vider l’œuvre de tout contenu : « Le cube blanc (…) a cultivé en serre le délestage systématique du contenu »*. L’espace de la galerie prend la place du tableau dans l’ordre des valeurs culturelles en cours : « (…) un espace blanc, idéal, qui, mieux que n’importe quel tableau, pourrait bien constituer l’archétype de l’art du XXe siècle (…) »* Cette opération relègue la peinture et la sculpture dans une position d’art révolu, voire mort et valorise l’espace immobilier. C’est là que réside son efficacité meurtrière, car loin d’être un instrument supplémentaire, comme l’affirme Patricia Falguières, le White Cube prive les réseaux professionnels qui assurent l’entretien de la valeur symbolique et financière des œuvres d’art, des cohérences conceptuelles qui leur ont permis de fonctionner jusqu’alors pour les remplacer par une sublimation autoréférentielle. BOD4 impose ainsi une distorsion conceptuelle à l’espace de la galerie qui ne peut en même temps s’auto‐sublimer et promouvoir les œuvres d’art qu’elle contient. Cette prise de pouvoir signe la mort des artistes et peut être à ce titre considérée comme une arme de guerre culturelle. L’hypothèse d’une offensive peut être confirmée par le fait que la traduction du White Cube n’est pas arrivée à Paris comme un phénomène isolé. Au moment où La Maison Rouge organisait une conférence à 1 White Cube, L’espace de la galerie et son idéologie, Brain O’Doherty. Traduction Catherine Vasseur, directrice d’ouvrage Patricia Falguières (collection Lectures Maison Rouge), édition JRP/Ringier Kunstverlag AG, déc. 2008. 2 * l’astérix signifie que la citation est tirée de White Cube, L’espace de la galerie et son idéologie. 3 AC, acronyme de art contemporain employé par Christine Sourgins dans son livre « Les Mirages de l’art contemporain » pour éviter toute confusion avec un mouvement artistique naturel et légitime. 4 BOD, acronyme de Brian O'Doherty 2 l’occasion de sa sortie, les écrans de cinéma et les murs du métro parisien diffusaient et diffusent encore quelques mois plus tard, une publicité mettant en scène un cube blanc incubateur de sensations, senteurs et impressions visuelles aux mains d’un jeune touriste européen en voyage au Maroc. Le concept du White Cube est présenté au public parisien. Les mondes de la publicité et de l’art contemporain convergent pour imposer le WC 5 comme icône et concept, icône conceptuelle ou concept iconisé. La simultanéité de la performance ne peut pas être le fruit d’un hasard, cela ressemble plutôt à une campagne de propagande bien menée. Le livre de O'Doherty peaufine son concept de White Cube durant trente années d’écriture (1976‐ 2007). Le projet apparaît non pas comme artistique mais de politique artistique. De texte en texte, BOD assassine progressivement toutes les fonctions du monde de l’art : celle de l’artiste, du spectateur, du cadre, du tableau, du critique, de l’historien d’art, et finit même par détruire le charme de l’imaginaire romantique lié à l’atelier d’artiste pour imposer le WC comme concept central de la modernité. Mais la modernité vieillissant, d’autres adjectifs sont proposés, le célèbre post­moderne, un tardo­moderne assez inesthétique ou encore un moderne tardif bâti sur le modèle du gothique tardif, peu convaincant. La tentative de prise de pouvoir sur l’évolution des styles esthétiques s’accompagne d’une sélection d’artistes européens élus pour avoir ouvert la voie à la perception du vide de l’espace cubique : Schwitters, Duchamp, Mondrian, Brancusi, Les Nouveaux Réalistes (Yves Klein), mais aussi les artistes américains qui l’ont rempli, à l’instar d’Arman à partir des années 60‐70, Kienholz, Oldenburg, Segal, Kaprow, Hanson, De Andrea, etc… La propagande travaille à plaquer le WC comme icône suprême et imposer un mouvement artistique dont l’espace vide serait la matière première, et le volume cubique le principe ordonnateur. « (…) pour O’Doherty (…) l’accession définitive du cube blanc au statut de « grand convertisseur », de « chambre de transformation », ouvre la voie à la colonisation (esthétique) du monde. »* La messe est dite, le WC est un objet de culte, l’icône de référence au cœur d’une mission que l’Amérique se donne à elle‐même : « la colonisation esthétique du monde ». Le Centre George Pompidou répond présent à ces injonctions en programmant une exposition consacrée au vide, Vides, du 24 février au 24 mars 2009 et un festival de la création vivante 2009 dont toute peinture est exclue. Pourtant le projet de Brian O'Doherty date. Il a débuté en 1976, époque où la carrière de celui‐ci se réoriente au sein de la NEA6. Pendant près de trente ans, de 1969 à 1996, il fut un haut fonctionnaire de la culture à Washington. Sa bibliographie montre qu’il a travaillé dans toute sorte d’instances de production et de diffusion culturelles aux USA, NEA, universités (Berkeley, Columbia university NY, Long Island university), maisons d’éditions, musées nationaux, grands journaux, télévisions nationales, expositions renommées. Il a écrit des ouvrages traitant de la gestion de la culture aux USA dont Arts Matters. How the Culture Wars Changed América7 édité en 1999, année de la deuxième édition américaine de Inside the White Cube. Pourquoi le cube blanc de la galerie peut‐il fonctionner comme une arme de guerre culturelle ? Pour répondre à une telle question revenons brièvement à l’origine de l’art contemporain. De nombreuses sources traitent de ce sujet 8 dont François Dérivéry qui assimile origine de l’art contemporain et guerre froide : « L ‘art contemporain est né après la 2e guerre mondiale et s’est développé en tant qu’outil de propagande culturelle accompagnant la relance néolibérale du capitalisme international et celle, du marché de l’art en train de se structurer à l’échelle mondiale. Sur le plan artistique comme sur le plan idéologique il est l’héritier de l’art abstrait nord­américain expédié en Europe dans les valises du plan Marshal, sous l’égide de la CIA et dans des avions de l’US Air Force. »9. Frances Stonor Saunders confirme les faits : « Au plus fort de la guerre froide, le gouvernement des Etats­Unis consacra d’énormes ressources à un programme secret de propagande culturelle en Europe occidentale. Un trait essentiel de ce programme uploads/s3/ white-cube.pdf

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