BARTHES L'EMPIRE DES SIGNES SKIRA- LES SENTIERS DE LA CRÉATION ROLAND BARTHES E

BARTHES L'EMPIRE DES SIGNES SKIRA- LES SENTIERS DE LA CRÉATION ROLAND BARTHES Eempire dës • szgnes LES SENTIERS DE LA CRÉATION Editions d'Art Albert Skira S.A. Genève FLAMMARION 26, rue Racine, Paris (VIe) à Maurice Pinguet Sur la couverture: Fragment d'une carte postale * © 1970, by Editions d'Art Albert Skira S.A, Genève Droits de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays ISBN 2-605-00000-I Le texte ne (<commente» pas les ima- ges. Les images n'« illustrent)) pas le texte: chacune a été seulement pour moi le départ d'une sorte de vacillement visuel, analogue peut-être à cette perte de sens que le Zen appelle un satori; texte et ima- ges, dans leur entrelacs, veulent assurer la circulation, l'échange de ces signifiants: le corps, le visage, l'écriture, et y lire le recul des signes. LÀ-BAS Si je veux imaginer un peuple fictif, je puis lui donner un nom inventé, le traiter déclarativement comme un objet romanesque, fonder une nouvelle Garabagne, de façon à ne compromettre aucun pays réel dans ma fantaisie (mais alors c'est cette fantaisie même que je compromets dans les signes de la littérature). Je puis aussi, sans prétendre en rien représenter ou analyser la moindre réalité (ce sont les gestes majeurs du discours occidental), prélever quelque part dans le monde (là-bas) un certain nombre de traits (mot graphique et linguis- tique), et de ces traits former délibérément un sys- tème. C'est ce système que j'appellerai: le Japon. L'Orient et l'Occident ne peuvent donc être pris ici comme des <<réalités>>, que l'on essaierait d'approcher et d'opposer historiquement, philoso- phiquement, culturellement, politiquement. Je ne regarde pas amoureusement vers une essence orientale, l'Orient m'est indifférent, il me fournit simplement une réserve de traits doni la mise en batterie, le jeu inventé, me permettent de <<flatter>> l'idée d'un système symbolique inouï, entièrement dépris du nôtre. Ce qui peut être visé, dans la con- sidération de l'Orient, ce ne sont pas d'autres sym- 7 boles, une autre métaphysique, une autre sagesse (encore que celle-ci apparaisse bien désirable); c'est la possibilité d'une différence, d'une muta- tion, d'une révolution dans la propriété des systè- mes symboliques. Il faudrait faire un jour l'histoire de notre propre obscurité, manifester la compacité de notre narcissisme, recenser le long des siècles les quelques appels de différence que nous avons pu parfois entendre, les récupérations idéologiques qui ont immanquablement suivi et qui consistent à toujours acclimater notre inconnaissance de l'Asie grâce à des langages connus (l'Orient de Voltaire, de la Revue Asiatique, de Loti ou d'Air France). Aujourd'hui il y a sans doute mille choses à ap- prendre de l'Orient: un énorme travail de connais- sance est, sera nécessaire (son retard ne peut être que le résultat d'une occultation idéologique); mais il faut aussi que, acceptant de laisser de part et d'autre d'immenses zones d'ombre (le Japon ca- pitaliste, l'acculturation américaine, le développe- ment technique), un mince filet de lumière cherche, non d'autres symboles, mais la fissure même du symbolique. Cette fissure ne peut appa- raître au niveau des produits culturels: ce qui est présenté ici n'appartient pas (du moins on le sou- haite) à l'art, à l'urbanisme japonais, à la cuisine 8 MU, le Vtde 9 japonaise. L'auteur n'a jamais, en aucun sens, photographié le Japon. Ce serait plutôt le con- traire: le Japon l'a étoilé d'éclairs multiples; ou mieux encore: le Japon l'a mis en situation d'écri- ture. Cette situation est celle-là même où s'opère un certain ébranlement de la personne, un renver- sement des anciennes lectures, une secousse du sens, déchiré, exténué jusqu'à son vide insubsti- tuable, sans que l'objet cesse jamais d'être si- gnifiant, désirable. L'écriture est en somme, à sa manière, un satori: le satori (l'événement Zen) est un séisme plus ou moins fort (nullement solennel) qui fait vaciller la connaissance, le sujet: il opère un vide de parole. Et c'est aussi un vide de parole qui constitue l'écriture; c'est de ce vide que partent les traits dont le Zen, dans l'exemption de tout sens, écrit les jardins, les gestes, les maisons, les bouquets, les visages, la violence. 10 LA LANGUE INCONNUE Le rêve: connaître une langue étrangère (étrange) et cependant ne pas la comprendre: per- cevoir en elle la différence, sans que cette diffé- rence soit jamais récupérée par la socialité superfi- cielle du langage, communication ou vulgarité; connaître, réfractées positivement dans une langue nouvelle, les impossibilités de la nôtre; apprendre la systématique de l'inconcevable; défaire notre <<réel» sous l'effet d'autres découpages, d'autres syntaxes; découvrir des positions inouïes du sujet dans l'énonciation, déplacer sa topologie; en un mot, descendre dans l'intraduisible, en éprouver la secousse sans jamais l'amortir, jusqu'à ce qu'en nous tout l'Occident s'ébranle et que vacillent les droits de la langue paternelle, celle qui nous vient de nos pères et qui nous fait à notre tour, pères et propriétaires d'une culture que précisément l'his- toire transforme en <<nature>>. Nous savons que les concepts principaux de la philosophie aristotéli- cienne ont été en quelque sorte contraints par les principales articulations de la langue grecque. Combien, inversement, il serait bienfaisant de se transporter dans une vision des différences irré- ductibles que peut nous suggérer, par lueurs, une 11 langue très lointaine. Tel chapitre de Sapir ou de Whorf sur les langues chinook, nootka, hopi, de Granet sur le chinois, tel propos d'un ami sur le japonais ouvre le romanesque intégral, dont seuls quelques textes modernes peuvent donner l'idée (mais aucun roman), permettant d'apercevoir un paysage que notre parole (celle dont nous sommes propriétaires) ne pouvait à aucun prix ni deviner ni découvrir. Ainsi, en japonais, la prolifération des suffixes fonctionnels et la complexité des enclitiques sup- posent que le sujet s'avance dans l'énonciation à travers des précautions, des reprises, des retards et des insistances dont le volume final (on ne saurait plus alors parler d'une simple ligne de mots) fait précisément du sujet une grande enveloppe vide de la parole, et non ce noyau plein qui est censé diriger nos phrases, de l'extérieur et de haut, en sorte que ce qui nous apparaît comme un excès de subjectivité (le japonais, dit-on, énonce des impres- sions, non des constats) est bien davantage une manière de dilution, d'hémorragie du sujet dans un langage parcellé, particulé, diffracté jusqu'au vide. Ou encore ceci: comme beaucoup de lan- gues, le japonais distingue l'animé (humain et/ou animal) de l'inanimé, notamment au niveau de ses 12 verbes être; or les personnages fictifs qui sont intro- duits dans une histoire (du genre: il était une fois un roi) sont affectés de la marque de l'inanimé; alors que tout notre art s'essouffle à décréter la <<vie>>, la <<réalité>> des êtres romanesques, la structure même du japonais ramène ou retient ces êtres dans leur qualité de produits, de signes coupés de l'alibi référentiel par excellence: celui de la chose vi- vante. Ou encore, d'une façon plus radicale, puis- qu'il s'agit de concevoir ce que notre langue ne conçoit pas: comment pouvons-nous imaginer un verbe qui soit à la fois sans sujet, sans attribut, et cependant transitif, comme par exemple un acte de connaissance sans sujet connaissant et sans ob- jet connu? C'est pourtant cette imagination qui nous est demandée devant le dhyana indou, ori- gine du ch 'an chinois et du zen japonais, que l'on ne saurait évidemment traduire par méditation sans y ramener le sujet et le dieu: chassez-les, ils reviennent, et c'est notre langue qu'ils chevau- chent. Ces faits et bien d'autres persuadent com- bien il est dérisoire de vouloir contester notre so- ciété sans jamais penser les limites mêmes de la langue par laquelle (rapport instrumental) nous prétendons la contester: c'est vouloir détruire le loup en se logeant confortablement dans sa gueule. 13 Ces exercices d'une grammaire aberrante auraient au moins l'avantage de porter le soupçon sur l'idéologie même de notre parole. 16 SANS PAROLES La masse bruissante d'une langue inconnue constitue une protection délicieuse, enveloppe l'étranger (pour peu que le pays ne lui soit pas hostile) d'une pellicule sonore qui arrête à ses oreil- les toutes les aliénations de la langue maternelle: l'origine, régionale et sociale, de qui la parle, son degré de culture, d'intelligence, de goût, l'image à travers laquelle il se constitue comme personne et qu'il vous demande de reconnaître. Aussi, à l'étranger, quel repos! J'y suis protégé contre la bêtise, la vulgarité, la vanité, la mondanité, la na- tionalité, la normalité. La langue inconnue, dont je saisis pourtant la respiration, l'aération émotive, en un mot la pure signifiance, forme autour de moi, au fur et à mesure que je me déplace, un léger vertige, m'entraîne dans son vide artificiel, qui ne s'accomplit que pour moi: je vis dans l'interstice, débarrassé de tout sens plein. Comment vous êtes-vous débrouillé là-bas, avec la langue? Sous-entendu: Comment assuriez-vous ce besoin vital de la communication? Ou plus exactement, assertion idéologique que recouvre l'interrogation pratique: il ny a de communication que dans la parole. 17 Or il se trouve que dans ce pays (le Japon), l'empire des signifiants est si vaste, il excède à tel point la parole, que l'échange des signes reste uploads/s3/ barthes-roland-l-x27-empire-des-signes-pdf.pdf

  • 36
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager