Traduction par François Michaut 1 Clio@Thémis - n°4, 2011 Note introductive Ben

Traduction par François Michaut 1 Clio@Thémis - n°4, 2011 Note introductive Benjamin N. Cardozo (1870-1938) est un représentant de l’école de la « sociological jurisprudence ». Sa carrière de juge le conduisit jusqu’à la Cour Suprême des Etats-Unis où il succéda à Oliver Wendell Holmes, Jr. et siégea de 1932 à 1938. Auteur du célèbre ouvrage « The Nature of the Judicial Process » (1921) où il distingue quatre méthodes d’interprétation judiciaire (la méthode philosophique, la méthode de l’évolution, la méthode de la tradition et la méthode sociologique qu’il associe à un souci d’adaptation à la société et de conformité à la justice), il reconnaissait au juge un rôle créateur et insistait sur l’importance d’une connaissance approfondie des faits. En s’intéressant, dans son article « Droit et littérature », à l’écriture judiciaire, il se faisait, après John H. Wigmore, un précurseur du courant du même nom qui, depuis le dernier quart du vingtième siècle occupe une grande place dans la théorie du droit américaine. Ronald Dworkin l’a illustré mais les deux représentants les plus emblématiques en sont James Boyd White avec son remarquable ouvrage « The Legal Imagination » de 1973 et Richard Weisberg dont le livre au titre évocateur, « Poethics and Other Strategies of Law and Literature » (1992), est peut-être plus connu, en France, dans le milieu des juristes. Dans son numéro du 19 novembre 2010, l’International Herald Tribune annonçait les premiers résultats d’une étude sur les caractéristiques actuelles de l’écriture des décisions de la Cour Suprême des Etats-Unis, réalisée par Ryan J. Owens de Harvard et Justin Wedekind de l’Université du Kentucky et encore à paraître. Les observations de Benjamin N. Cardozo semblent toujours d’actualité. Traduction par François Michaut 2 Clio@Thémis - n°4, 2011 DROIT ET LITTERATURE BENJAMIN N. CARDOZO (traduction de Benjamin N. Cardozo, « Law and Literature », in Yale Review, vol.14, 1925, p.699-718.) Des amis me disent parfois qu’une opinion judiciaire n’a pas à se préoccuper d’être de la littérature. L’idole doit être laide, sinon on pourrait la prendre pour un être humain ordinaire. L’oracle qui doit être accepté sans objection ou hésitation, se doit de présenter une certaine austérité hautaine qui rechigne à courtiser les grâces. J’imagine que cette critique est en grande partie fondée sur une conception erronée de la signification réelle de la littérature ou, plus exactement peut-être, du style littéraire. A quelques-uns a été donnée une plus grande perspicacité. Il y a ceux qui ont senti que le condensé extrême, le style direct, court, incisif et impératif, celui qui parle le langage d’une autorité extérieure, suprême est compatible néanmoins avec la plus parfaite excellence littéraire. Un propos d’Henry Beyle, rappelé il y a peu par M. Strachey, va illustrer mon propos. Le romancier français avait l’habitude d’affirmer « qu’il n’y avait qu’un exemple du style parfait et que c’était le Code Napoléon ; car, là seulement, tout était subordonné à l’expression exacte et complète de ce qu’il y avait à dire. » [N. d. t. : citation retraduite de l’anglais.] Le pauvre homme était tellement tombé sous le charme de celui-ci qu’il avait pris l’habitude d’en lire quelques articles, chaque matin, avant le petit déjeuner. Je ne prône pas la substitution de ce régime à la gymnastique quotidienne. Certains parmi nous préfèrent que la littérature, comme la nourriture, nous soit présentée sous une forme moins concentrée. Je ne fais que suggérer que le morceau avalé à la hâte peut avoir une saveur particulière pour le palais connaisseur. Mais je suis excessif et j’exagère si je donne l’impression de peindre le tableau d’une opposition virulente qui soit autre chose que sporadique et exceptionnelle à une si aimable faiblesse que l’amour des arts et des lettres. Une attitude plus commune chez les juristes est faite non pas d’opposition mais d’indifférence amusée ou cynique. Ainsi beaucoup nous laisserons entendre que se préoccuper de la forme est une perte de temps puisque seul Traduction par François Michaut 3 Clio@Thémis - n°4, 2011 le fond importe. Je suppose que cela pourrait être vrai, si quelqu’un était capable de dire où finit le fond et où commence la forme. Les philosophes ont essayé, depuis quelques milliers d’années, de distinguer la substance de la simple apparence dans le monde de la matière. Je doute cependant qu’ils réussissent mieux quand ils tentent une pareille distinction dans le monde de la pensée. La forme n’est pas quelque chose qui s’ajoute à la substance comme un décor protubérant. Les deux se fondent dans une unité. Il y a peu, j’ai rencontré un paragraphe dans les lettres d’Henry James où il laisse s’exprimer son impatience face à ces tentatives de division de l’invisible. Il écrit à Hugh Walpole, aujourd’hui romancier bien en vue mais comparativement inconnu alors. « Ne vous laissez persuader par personne – il est des tas de nuls ignorants et fats qui militent en ce sens – que l’acharnement dans le choix et la comparaison ne sont pas l’essence même de l’art et que la Forme n’est pas la substance à un point tel qu’il n’y a absolument pas de substance sans elle. La forme seule prend, maintient et préserve la substance, la sauve de la confusion du vain verbiage dans lequel nous nageons comme dans un océan de pudding tiède et insipide. » C’est ce que je crois. L’argument exprimé avec force n’est pas le même que l’argument faiblement exprimé, pas plus que le « pudding tiède et insipide » n’est le même que celui qui nous est servi triomphalement dans toute la gloire de la lueur de la flamme. La force qui naît de la forme et la faiblesse qui naît du manque de forme sont en vérité des qualités de la substance. Ce sont les marques de l’identité de la chose. Elles font d’elle, ce qu’elle est. Jusque-là au moins, je ne crains pas trop l’opposition. Nous serons pour la plupart d’accord, je pense, pour considérer que non seulement le style n’est pas un mal dans le Sahara d’une opinion judiciaire [N. d. t. : c’est-à-dire de la motivation donnée par un juge à son vote] et que c’est même une bonne chose, s’il s’agit du style approprié. Là est la condition délicate qui contrôle la progression de la démonstration triomphale. Que doit-on juger comme le style approprié ou les styles appropriés, s’il y en a plusieurs ? Est-ce que les exemples des grands maîtres révèlent quelque uniformité de méthode qui puisse servir à l’enseignement du débutant ? S’il n’y a pas d’uniformité à découvrir, y aurait-il à tout le moins des types ou des standards ? Si les types ou les standards n’existent pas, les manifestations de génie, si éparses et sporadiques soient-elles ne vont-elles pas susciter l’intérêt et provoquer l’émulation ? Et quand la stimulation et l’intérêt sont absents, cette absence même ne pourrait-elle pas servir d’avertissement terrible quant à l’exemple à ne pas suivre ? Je suppose qu’il ne fait aucun doute qu’en matière de style littéraire, la vertu souveraine pour un juge est la clarté. Le juge Veeder, dans son essai très intéressant et érudit, « A Century of Judicature » [N. d. t. : traduction du titre : « Un siècle de magistrature »] cite le commentaire de Brougham à Traduction par François Michaut 4 Clio@Thémis - n°4, 2011 propos des opinions de Lord Stowell : si jamais des compositions humaines ont pu être louées comme lumineuses, ce sont ses jugements. » Comment ceux qui viendront après lui dans la même juridiction ou dans une autre parviendront-ils à ce niveau ou s’en approcheront-ils ? Il y a une exactitude qui se détruit elle-même par l’accumulation des détails ? Je dis souvent que l’on doit se permettre, de façon tout à fait sage et délibérée, une certaine marge d’imprécision. Bien sûr, il faut être très attentif à ne pas franchir la marge, tout comme le médecin doit prendre grand soin dans l’administration du poison qui en trop grande quantité tuera mais à des doses très faibles guérira. A l’opposé, la proposition peut être tellement surchargée de toutes les réserves possibles, qu’elle s’effondrera sous sa propre lourdeur. « Philosopher », dit Holmes, dans l’une de ses opinions – je le cite de mémoire incertaine peut-être inexacte –, « philosopher, c’est généraliser mais généraliser, c’est omettre. » Le tableau ne peut pas être peint si l’important et l’insignifiant sont également valorisés. On doit savoir quels choix faire. Toutes ces généralisations sont aussi faciles qu’évidentes mais, hélas, les appliquer est une épreuve difficile pour l’esprit humain. Ecrivez une opinion et relisez-la quelques années plus tard, alors qu’elle est disséquée par les mémoires des avocats. Vous apprendrez pour la première fois les limites du pouvoir du discours ou si ce ne sont pas celles du discours en général, pour le moins, celles de votre discours. Toutes sortes de lacunes, d’obstacles et d’empêchements apparaîtront sous votre regard aussi cruellement manifestes que les accidents du terrain aux yeux du golfeur. Quelquefois vous saurez que c’est vraiment de votre faute, auquel cas il ne vous restera qu’à uploads/s3/cardozo-droit-et-litterature.pdf

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