Marcel Guicheteau L'art et l'illusion chez Platon In: Revue Philosophique de Lo
Marcel Guicheteau L'art et l'illusion chez Platon In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 54, N°42, 1956. pp. 219-227. Citer ce document / Cite this document : Guicheteau Marcel. L'art et l'illusion chez Platon. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 54, N°42, 1956. pp. 219-227. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1956_num_54_42_4873 L'art et l'illusion chez Platon On sait avec quelle sévérité Platon a jugé certaines formes d'art. On peut dire que tout au long des dialogues, du Charmide jusqu'aux Lois, un certain aspect de l'art est pris constamment et vigoureusement à partie. Qui ne se souvient de l'ironique et savou reuse critique de Lysias dans Phèdre ; de la sévère condamnation des poètes dans La République ; du mépris affiché dans le Sophiste pour l'art du simulacre ; de la sereine et presque injurieuse indiff érence de l'Athénien des Lois pour la « vaine expérience de la peinture » ? Or, ce sévère censeur — est-il besoin de le rappeler ? — est lui-même et jusque dans ses dialogues métaphysiques, le plus ardent, le plus léger des poètes, le plus sensible des critiques, accessible à toute forme d'art ; toujours comme le Socrate du Charmide « à l'égard des choses belles comme le cordeau blanc sans aucune marque de mesure ». Cette apparente contradiction entre l'attention la plus souriante et la plus sereine à toutes les formes du beau et l'expression d'une sévérité si constamment formulée ne nous invite-t-elle pas à re chercher quel sens exact Platon entend donner aux condamnations qu'il prononce ? Et préciser la portée de ces condamnations n'est-ce pas du même coup se mettre en mesure de mieux comprendre l'esprit de l'esthétique platonicienne dans une de ses démarches essentielles ? On pourrait dire — et c'est la première remarque qui vient à l'esprit — qu'il y a des œuvres d'art nuisibles socialement et que ce sont ces œuvres-là que Platon rejette. C'est bien en tant que chef d'Etat en effet que Platon chasse les poètes de sa république. Le troisième livre de La République nous parle d'une utilisation rationnelle, réfléchie, de l'œuvre d'art par le législateur qui met au service de la cité la séduction de la beauté plastique et littéraire. 220 Marcel Guicheteau On ne laissera pas les poètes médire des dieux, fussent-ils aussi vénérés qu'Homère ou qu'Hésiode : La foule ne comprend pas le sens caché du mythe. Elle s'en tient souvent à un sens littéral qui risque d'étouffer sa piété, d'entretenir en elle cette crainte de l'au- delà que les guerriers doivent bannir de leur âme, s'ils veulent affronter avec courage les risques du combat, se prêter aux épreuves qui constituent l'initiation indispensable à leur vie d'hommes et de citoyens. Mais il faut se hâter d'ajouter que cette condamnation rigou reuse ne porte pas sur l'œuvre d'art en tant que telle. Elle ne suppose pas, à proprement parler, une distinction entre deux domaines de la création artistique dont l'un serait bon intri nsèquement et l'autre irrémédiablement mauvais. Platon couronne les poètes de fleurs avant de les chasser de sa république et les suit d'un œil attendri jusqu'aux frontières de son état idéal. Le sacrifice pour lui est le plus grand qu'on puisse faire. C'est ce sacrifice, ce douloureux règlement sur la poésie qui lui permet d'affirmer au début du livre X, non sans une pointe d'ironie d'ail leurs, que la cité qu'il vient de fonder est la meilleure possible. Comme si la grandeur du sacrifice, par une sorte de compensation mystique, constituait une garantie de durée, de vérité, de solidité pour la cité bénéficiaire d'un tel renoncement. Ce sacrifice, Platon par la bouche de Socrate le résume dans une formule dont on n'a peut-être pas assez remarqué la précision : tô jnqSaji'J uapaSé^ea- frat aÔT% {la poésie) 8<T7] jujakjtw?) (595 a). Il consiste, ce sacrifice, « à n'admettre, en aucun cas, ce qui dans la création poétique est imitation ». Platon n'a jamais dit, comme on pourrait le croire en lisant certains commentaires, qu'il y a une variété de poésie dont la réussite, la valeur consisterait à suggérer une ressemblance parfaite avec un objet du monde sen sible pris comme modèle. En toute occasion au contraire, et même en ce qui concerne les formes d'art qu'il condamne, il nous invite à ne pas confondre la beauté avec l'objet qui lui sert de support, avec la matière où elle s'incarne : « En général, dit l'Athénien des Lois, à l'égard de toute imitation, soit en peinture, soit en musique, soit en tout autre genre, ne faut-il pas pour en être juge éclairé connaître ces trois choses : en premier lieu l'objet imité ; en second lieu si l'imitation est juste, enfin si elle est belle ». On ne peut dire plus clairement que l'imitation juste ne saurait assurer à l'œuvre d'art la beauté essentielle. Au lieu de laisser entendre que Platon L'art et l'illusion chez Platon 221 rejette un certain genre de poésie, il serait donc plus exact de dire que, dans n'importe quelle création, il y a un aspect dont il admet ou non l'utilisation sur le plan social, sans pour cela en juger la valeur intrinsèque en tant que forme belle. Et s'il faut se méfier des artistes dans leur fonction d'imitateurs (juiiYjxixoi) (1) c'est précisément que, transfiguré par le nombre, par la mesure, par l'éclat de la beauté à laquelle on le contraint de participer, l'objet ainsi paré d'un éclat emprunté peut nous appar aître plus aimable, plus véritable, plus souhaitable qu'il ne fau drait : « 'Ettsi yupvtû&évxa y® tûv "cfjç iiouaotYjç ^pwjiàxwv xà xwv :wv, aôxà è<p 'aôxwv Xey^jieva, oljiai ae ei5£vat ola çafvexat. àp itou ». « Si l'on dépouille les ouvrages des poètes des couleurs de la poésie, et qu'on les récite réduits à eux-mêmes, tu sais, je pense, quels aspects prennent les œuvres d'art. Tu l'as sans doute remarqué » (République, 601 b — traduction Chambry). A-t-on bien lu ? Quand les poèmes sont dépouillés des couleurs de la poésie il est bien évident que ce qui constitue le poème a alors disparu. Il ne reste que le thème de l'œuvre. Et c'est ce thème réduit désormais à lui-même, dépourvu de tout moyen de séduction, que le législateur peut alors et doit sévèrement juger à sa juste valeur. Il est donc entendu qu'il est des choses qu'il con vient de parer de poésie, de rythme, de couleurs ; qu'il y a d'autres choses au contraire qu'il convient de ne pas embellir ; mais cette proscription relève d'un opportunisme social et ne saurait constituer une préférence pour une technique déterminée, ni à plus forte raison constituer les éléments d'une esthétique. Si le créateur était jugé sur le sujet qu'il emprunte, c'est alors, mais alors seulement, que toute sa technique se réduirait à bien imiter l'objet. Mais dans ce cas — et Platon prend soin de nous le répéter sans se lasser — il ne serait plus qu'un créateur de fantômes, un imitateur d'imitateur, éloigné de la réalité de trois degrés, puisque le monde sensible qu'il imite est lui-même une copie des formes éternelles (République, 602 c - 603 b). Ce serait folie pure de le couronner de fleurs. Il devrait être chassé comme un malfaiteur, un charlatan d'autant plus funeste qu'il est plus habile. Si Homère n'était qu'un imitateur, non seulement il vaudrait moins qu'un Achille, mais il serait à placer au-dessous des artisans <l) L'adjectif fjufiifrixoi;, dans le texte de la République, on le remarquera, est presque toujours attribut et non simple épithète. 222 Marcel Guicheteau ou des esclaves qu'il évoque. On aurait toujours beau jeu de de mander à ceux qui font de lui un savant universel quelles villes il a fondées, et quelles guerres il a conduites. « L'Italie et la Sicile ont eu Charondas et nous Solon ; mais toi, dans quel état as-tu légiféré ? » {République, 599 b). Quand le peintre peint une bride, comment pourrait-il en savoir autant sur cet objet que le cordonnier qui l'a faite et le cavalier qui s'en sert ; et s'il donne sur sa toile l'illusion d'une flûte comment en tant qu'imitateur en saurait-il autant que le luthier et à plus forte raison que le joueur de flûte ? Mais aussi bien, le créateur n'est pas, ne sera jamais en tant que tel, un créateur d'illusions. C'est l'art du sophiste qui est un art d'illusion. Le sophiste est un faiseur d'images ; l'art du simulacre qu'il pratique est bien une technique de l'habileté, une virtuosité de montreurs d'ombres. Mais le sophiste, en tant que tel, n'est pas poète ni peintre ni sculpteur. Le sophiste en tant que tel crée des simulacres qu'il cherche à faire prendre pour des réalités. Le peintre, le poète, ne créent pas de simulacres. A partir du moment, en effet, où la magie de l'apparence se confond avec la réalité, l'œuvre d'art disparaît. H n'y a plus ni jeu ni conventions. Il y a un leurre, un trompe l'œil complet, une habileté de chasseur ou de pêcheur à la ligne. Mais d'artiste plus uploads/s3/l-x27-art-et-l-x27-illusion-chez-platon.pdf
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