Le nom de Jésus (‘Īsā) dans le Coran, et quelques autres noms bibliques : remar

Le nom de Jésus (‘Īsā) dans le Coran, et quelques autres noms bibliques : remarques sur l’onomastique coranique Guillaume DYE et Manfred KROPP Comme le notait, il y a plus de septante ans, Arthur Jeffery, « the name [‘Īsā] is still a puzzle to scholarship »1. Ce n’est certes pas le seul terme coranique qui ait fait l’objet de tentatives d’explications diverses et souvent contradictoires. Néanmoins, s’agissant du Coran, il s’agit sans doute d’un des noms propres bibliques qui pose au philologue les difficultés les plus sérieuses. Le problème est bien connu : lorsque le Coran parle explicitement de Jésus, il emploie le nom ‘Īsā (Q 2 : 136 ; 3 : 52, 84 ; 6 : 85 ; 42 : 13 ; 43 : 63) ou les expressions « Jésus fils de Marie », ‘Īsā ibn Maryam (Q 2 : 87, 253 ; 3 : 45 ; 5 : 46, 82, 110, 112, 114, 116 ; 19 : 34 ; 33 : 7 ; 57 : 27 ; 61 : 6, 14) et « (le) Messie Jésus fils de Marie », « Christ Jésus fils de Marie », al-Masīḥ ‘Īsā ibn Maryam (Q 3 : 45 ; 4 : 157), alors que l’on attendrait Yasū‘, comme chez les chrétiens arabophones. Ce nom est en effet attesté à l’époque préislamique, et on voit bien qu’il dérive, par l’intermédiaire de l’araméen Yēšū‘, de l’hébreu Yēšū‘, forme abrégée d’un nom plus ancien, Yēšūa‘ (lui-même forme abrégée du nom biblique Josué, Yəhošūa‘). 1 JEFFERY A., 1938, The Foreign Vocabulary of the Qur’ān, Baroda : Oriental Institute, p. 219. 172 Considérations historiographiques et méthodologiques Si l’on excepte les tentatives (désespérées) de faire dériver la forme ‘Īsā d’une racine arabe, tout le monde reconnaît ici un mot emprunté2. Le problème est bien sûr de déterminer de quel emprunt il s’agit exactement. Les explications possibles étant finalement assez peu nombreuses (la solution que nous présenterons n’est d’ailleurs pas totalement neuve), il n’est peut-être pas inutile d’examiner, dans un premier temps, deux hypothèses déjà avancées par les orientalistes3, de manière à éclairer certains enjeux méthodologiques de la présente recherche (nous reviendrons bien sûr plus en détail, dans le cœur de notre discussion, sur d’autres hypothèses). L’une des explications les plus anciennes de l’origine du nom ‘Īsā () est de considérer qu’il ne s’agit pas du nom de Jésus, mais de la déformation de ‘Īsū (), le nom arabe pour Ésaü (araméen ‘Īsū, hébreu ‘Ēsaw). ‘Īsū semble en effet le nom biblique le plus proche de la forme ‘Īsā. L’ennui est que les récits coraniques où il est question de ‘Īsā sont des récits mettant en scène Jésus, et non Ésaü. Pour expliquer cet élément plutôt gênant, on a supposé que, pour manifester leur haine à son encontre, les Juifs de Médine auraient appelé Jésus « Ésaü » : Muḥammad leur aurait emprunté le terme, sans se rendre compte qu’il s’agissait d’une insulte. 2 On mentionnera toutefois deux hypothèses de James Bellamy, qui a suggéré dans un premier temps que ‘Īsā devait être émendé en masiyyā, calque du grec Μεσσίας (BELLAMY J., 2001, « Textual Criticism of the Koran », Journal of the American Oriental Society n° 121, 1, p. 6), avant de considérer qu’il dérivait de al-Masīḥ, le Prophète ayant rejeté Yasū‘ pour des raisons de tabou linguistique (BELLAMY J., 2002, « A further note on ‘Īsā », Journal of the American Oriental Society n° 122, 3, pp. 587-588). Ces hypothèses ne manquent pas d’ingéniosité, mais elles ne paraissent guère convaincantes. 3 Voir JEFFERY A., 1938, op. cit., pp. 218-220, auquel nous renvoyons le lecteur pour plus de références et pour un historique de la question, en tout cas jusqu’en 1930. ROBINSON N., 2003, « Jesus », dans DAMMEN MC AULIFFE J. (éd.), Encyclopaedia of the Qur’ān, vol. III, Leyde : Brill, pp. 8-10, suit assez fidèlement Jeffery, mais discute plus longuement certaines hypothèses faisant dériver ‘Īsā de l’arabe. 173 Cette hypothèse est aujourd’hui abandonnée4, notamment parce que rien n’indique que les Juifs aient jamais employé le nom d’Ésaü pour parler de Jésus. De plus, concernant Jésus, on s’attendrait à ce que les informateurs de Muḥammad soient des chrétiens, et non des Juifs. Par ailleurs, cette théorie suppose une assez improbable naïveté de la part du Prophète et de son entourage, et elle n’est valide que si le nom ‘Īsā n’est connu de Muḥammad qu’après l’hégire… Plus généralement, selon cette hypothèse, il serait sans espoir de chercher à expliquer ‘Īsā en cherchant de quelle forme étrangère du nom de Jésus il peut dériver (alors que le terme fait pourtant, sans l’ombre d’un doute, référence à la figure de Jésus) ; de plus, il conviendrait de partir de la forme arabe (ou araméenne) qui semble à première vue la plus proche de ‘Īsā, quand bien même cette forme désignerait un personnage tout à fait différent. Ce sont là des idées envers lesquelles une profonde méfiance apparaît légitime. Une seconde hypothèse consiste à attribuer à ‘Īsā une origine non-araméenne. C’est l’idée défendue récemment par Irfan Shahid, qui estime que l’origine du terme ‘Īsā « has to be sought in the Ethiopian and Ethiopic influence and presence in Makka (…) and (…) is a reflection of the strength of that presence and its impact on the Makkans and Muḥammad »5. Shahid considère, avec raison, que le nom éthiopien de Jésus, ’Iyäsus (ኢየሱስ), n’est pas une translittération (directe) de l’hébreu ou de l’araméen, mais provient du grec Ἰησοῦς (qui est quant à lui, naturellement, une translittération du sémitique) : « The Arabic ‘Īsā can easily be explained as an acceptance and adaptation of it, minus the final Greek ς which in Arabic would have sounded odd or even bizarre. This is consonant with the acceptance of Ethiopic biblical figures in 4 Il y a quelques rares exceptions, comme JOURDAN F., 2008, Dieu des chrétiens, Dieu des musulmans, préface de R. BRAGUE, Paris : Éditions de l’Œuvre, p. 144-151. 5 SHAHĪD I., 2006, « Islam and Oriens Christianus: Makka 610-622 AD », dans GRYPEOU E., SWANSON M. N. & THOMAS D. (éds), The Encounter of Eastern Christianity with Early Islam, Leyde : Brill, p. 22. 174 the Qur’an (…) such as Yūnus, Jonah. So ‘Īsā, which sounds as the exact reversal of Yasū‘, is perfectly intelligible as the Greek version of the name, with the η in Greek becoming the long yā’ in ‘Īsā ». Cette suggestion ne résout cependant rien. ’Iyäsus donnerait logiquement en arabe *Yasūs, *Yasās, *Yasū ou *Yasā, donc une forme plus proche de Yasū‘ que de ‘Īsā. Certes, si l’on part de la forme grecque Ἰησοῦς, prononcée sous l’influence de l’itacisme, on pourrait aboutir à *Īsū ou *Īsā, mais il convient évidemment de partir de l’éthiopien, et non du grec. Le présupposé qui sous-tend cette hypothèse (ainsi que l’hypothèse précédente) est que l’origine des noms propres bibliques dans le Coran doit être cherchée avant tout dans la biographie de Muḥammad. Autrement dit, on considère que l’explication la plus plausible et la plus naturelle de la forme des noms bibliques dans le Coran se trouve dans l’identité des informateurs, juifs, chrétiens ou judéo-chrétiens, du Prophète. La remarque suivante de François de Blois est très représentative d’une telle approche : « [A] The Qur’anic names of the Old Testament patriarchs and of the protagonists of the gospels (Jesus, Mary, John, Zachariah, etc.) all derive from Semitic (Hebrew or Aramaic, though occasionally restructured) forms. By contrast, [B] the Qur’anic names of the post-Mosaic prophets (e.g. Yūnus/Jonah) derive from the Greek forms found in the Septuagint. This suggests that [C] Muhammad’s awareness of these figures derives not from the Nazoraeans but from Melchite Christians6. » Si la thèse [A] est parfaitement justifiée, les deux autres thèses peuvent en revanche laisser perplexe. 6 DE BLOIS F., 2010, « Islam in its Arabian Context », dans NEUWIRTH A., MARX M., and SINAI N. (éds), 2010, The Qur’ān in Context. Historical and Literary Investigations into the Qur’ānic Milieu, Leyde : Brill, p. 622, n. 16. Pour simplifier la discussion, nous avons inséré des lettres désignant les différentes thèses défendues par de Blois. 175 Commençons par la thèse [B]. Les noms coraniques des prophètes post-mosaïques dérivent-ils du grec ? De Blois cite l’exemple de Jonas, dont le nom dans le Coran est Yūnus ( ) – avec les variantes Yūnas (vraisemblablement la prononciation originelle) et Yūnis7 –, estimant qu’il provient du grec Ἰωνᾶς. Mais, d’un strict point de vue linguistique, le terme pourrait tout aussi bien provenir de l’éthiopien Yonas (ዮናስ) ou de l’araméen christo-palestinien Yūnas (ــ – )ـ notons au passage que, dans tous les cas, le terme coranique vient d’une source chrétienne. On rencontre un cas de figure similaire avec le nom d’Élie (’Īlyās, : )إ  سle grec Ἡλίας ou Ἡλείας donne le –s final, mais l’éthiopien ’Elyas (ኤልያስ) et le syriaque ’Elyās ( ,ܐ ܣmoins courant cependant que la forme ’Elyā,  )ܐle donnent aussi. Si les choses peuvent rester ambiguës pour Yūnus et Ilyās, il n’en va pas de même pour uploads/s3/ guillaume-dye-and-manfred-kropp-le-nom-d.pdf

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