L’imagination, notre Commune Par Georges Didi-Huberman C’est une vieille histoi

L’imagination, notre Commune Par Georges Didi-Huberman C’est une vieille histoire, mais ô combien d’actualité. Depuis des siècles les misérables, les paysans pauvres de Rhénanie, parcouraient en hiver les forêts domaniales en y ramassant quelque bois mort pour se chauffer un peu. La forêt avait son propriétaire, bien sûr : chaque arbre et chaque branche de l’arbre constituaient donc une propriété privée dont le vol – couper une branche ou arracher un fruit – était passible de lourdes condamnations. Mais le bois mort, le bois tombé tout seul, on pouvait le ramasser pour en faire son libre usage. Lorsque, en 1842, ce droit coutumier fut en passe d’être abrogé par une loi qui renforçait de façon inique le droit des propriétaires, Karl Marx – alors âgé de vingt-quatre ans – prit la plume dans la Rheinische Zeitung et protesta hautement : « Ramassage des ramilles et vol de bois concomitant ! Une seule disposition vaut pour l’un et l’autre. [Certes,] qui dérobe du bois coupé dérobe de la propriété. Par contre, s’il s’agit de ramilles, rien n’est distrait de la propriété. […] Lorsque la loi cependant dénomme vol de bois une action qui est à peine un délit forestier, la loi ment et le pauvre se trouve sacrifié à un mensonge légal. » Peut-on s’approprier toute chose, rendre toute chose privatisable ? Sûrement pas. Il y a des « biens communs » dont la longue histoire du droit porte témoignage, ainsi que l’a montré, notamment, Marie-Alice Chardeaux dans son ouvrage très précis sur Les Choses communes. Mais, contre ce principe juridique multiséculaire, s’est inscrite en faux toute l’évolution du capitalisme moderne dont Karl Polanyi a démonté, après Marx, le ressort général dans son livre – devenu classique – La Grande Transformation où sont analysés, en particulier, les développements du système d’« enclosures » dans l’Angleterre du XVIIe siècle. Le combat mené par Karl Marx en 1842, qui lui aura valu suffisamment d’ennuis pour être contraint à l’exil, fut donc, avant même que d’avoir à se déclarer « communiste » au sens partisan du terme, une principielle lutte pour les communs. Pierre Lascoumes et Hartwig Zander en ont restitué toutes les péripéties et Daniel Bensaïd, dans Les Dépossédés, en a donné un remarquable commentaire où il apparaît que ce problème n’a jamais été aussi crucial qu’aujourd’hui même. Aujourd’hui où la terre – à travers ses forêts, ses sous-sols, etc. – n’est plus à nous tous mais à quelques-uns qui l’exploitent jusqu’à l’épuiser ; où l’eau comme le feu se paient désormais à des compagnies privées, en attendant l’air que nous respirons. Alors nous vient le désir de nous soulever, de quelque façon que ce soit. Nous soulever d’abord pour le commun, en vue de ce commun qui nous a été dérobé. Pierre Dardot et Christian Laval, dans leur vaste exposé de ce paradigme, ont donné à comprendre comment, depuis Karl Marx protestant contre la loi sur le « vol de bois », toute politique d’émancipation s’identifiait, peu ou prou, à une défense du droit d’usage contre l’extension – capitaliste, démesurée, arrogante, frauduleuse, injuste – du droit de propriété. Ils sont repartis, pour cela, des élaborations proposées par Michael Hardt et Antonio Negri dans Multitude en 2004 puis dans Commonwealth en 2009 : dans ces deux livres en effet, selon Dardot et Laval, on trouve « la première théorie du commun, ce qui a eu le mérite de faire passer la réflexion du plan des expériences concrètes des commons (au pluriel) à une conception plus abstraite et politiquement plus ambitieuse du commun (au singulier). Bref, “commun” est devenu le nom d’un régime de pratiques, de luttes, d’institutions et de recherches ouvrant sur un avenir non capitaliste ». Mais que recèle ce singulier du « commun » ? Autre chose, me semble-t-il, qu’une simple conception abstraite. Car il s’agissait pour Hardt et Negri d’établir un passage depuis le point de vue strictement marxiste – à savoir la critique de la propriété du point de vue des « biens » et des classes sociales en lutte pour leur émancipation – vers un point de vue déclaré, à la suite de Maurice Merleau-Ponty, de Michel Foucault et de Gilles Deleuze, comme nécessitant une « phénoménologie des corps ». Nous sommes, désormais, sur le terrain d’un questionnement adressé à l’être et non plus à l’avoir. Voilà en quoi l’imagination serait notre commune faculté – mais aussi, ajouterai-je, « notre Commune », mot à penser avec un C majuscule. De quel commun s’agit-il dès lors ? Avant même d’entrer dans les considérations sur le « cycle biopolitique du commun », comme y invitent Hardt et Negri, il me semble nécessaire de mieux comprendre – ne serait-ce que parce qu’ils font référence à Merleau-Ponty – comment une phénoménologie du sensible peut conditionner, à titre de « commun », ce qu’historiquement et politiquement il deviendra possible de nommer, avec Jacques Rancière, un partage du sensible. Nous avons nos sens et le sensible en commun. Cela s’appelle donc le sens commun. Mais l’expression, qui a une très longue histoire, aura gravement pâti du défaut dont l’a chargée, depuis Descartes, une grande part de la philosophie moderne. Le sens commun c’est le « bon sens », dit- on aujourd’hui. C’est l’opinion partagée par beaucoup, à charge pour le philosophe de nous montrer qu’elle était fondée sur une erreur, sur un certain genre d’illusion ou d’aliénation que charrie avec lui notre « commun » – c’est-à-dire vulgaire, facile à leurrer – usage des sens. Il en allait tout autrement chez Aristote. Le « sens commun » (koinè aïsthèsis) n’était pas pour lui une opinion ou, même, un contenu quelconque de perception ou de discours : c’était la condition fondamentale de possibilité – une « faculté », comme dira plus tard Kant – concernant l’organisation du sensible lui-même. Le « sens commun » aristotélicien, c’est cette faculté sensitive qui se superpose aux cinq sens particuliers dont nous sommes dotés et qu’elle organise en réalisant l’unité du sujet comme de l’objet sensibles. Le fait, par exemple, qu’« un mouvement sensible au toucher [le soit] aussi à la vue » permet à Aristote – dans son traité De l’âme – de considérer ce mouvement lui-même comme un « sens commun », ce qu’il dira également du repos, du nombre, de la figure et de la grandeur. Il s’agissait bien de rendre compte, non d’un contenu, mais d’une dynamique processuelle : processus d’où émergera, dans le sensible même, cette « instance de discernement » qui, depuis les signaux que nous adresse le monde – couleurs, aspects, sonorités, odeurs… –, nous fait don de son authentique, de son immanente connaissance (que désigne dans ce contexte, justement, le mot aïsthèsis, bien avant tout ce que l’âge moderne a voulu comprendre sous le terme d’« esthétique »). Dans la très longue histoire de l’aristotélisme, depuis Avicenne au XIe siècle jusqu’à Comenius au XVIIe siècle, en passant par les théoriciens humanistes de la mémoire, la théorie des sensibles a connu de nombreuses péripéties et suscité, par conséquent, d’innombrables études. Avant que celle de Charles B. Schmitt, concernant la Renaissance, ne fît date, Robert Klein avait, dès 1956, parfaitement résumé la situation en constatant que la théorie du sens commun en tant que telle avait été comme absorbée par une plus radicale théorie de l’imagination dont l’importance devait se révéler cruciale pour toute notion à se faire – contre les hiérarchies platoniciennes – des rapports entre le sensible et l’intelligible : « Une tradition tenace, issue d’Aristote et dominante jusqu’au XVIIe siècle, considérait l’imagination comme faculté de connaissance, insérée entre la sensibilité et l’intellect. Elle faisait partie des “sens intérieurs”, groupe ou plutôt série de fonctions commençant avec le sens commun et aboutissant à la mémoire, si l’on suit l’ordre des transformations intérieures des images, ou au jugement si l’on suit l’ordre de l’abstraction croissante. Il serait d’ailleurs plus exact, en beaucoup de cas, de dire que l’imagination, identifiée avec la ratio au sens large, est le nom générique des sens intérieurs dans leur ensemble. » L’imagination serait donc l’un de nos biens communs les plus précieux, les plus féconds. Ou, mieux : c’est l’une parmi nos grandes communes facultés. Ce sera, par conséquent, dans l’esthétique de Kant qu’on en pourra trouver une toute nouvelle formulation, avant que les romantiques n’en fassent leur vertu cardinale et, notamment, le véhicule principal de leur poétique du « désir révolutionnaire » (revolutionäre Wunsch) qu’invoquait Friedrich Schlegel dans ses Fragments de l’Athenaeum au cours des années 1797-1800. Bref, l’imagination révélerait dans le genre humain la puissance même de sa propre liberté. Commune, elle l’est donc, et en plusieurs sens : d’une part nous en jouissons tous, car il n’est personne qui n’ait jamais rien imaginé ; d’autre part elle participe, selon la terminologie kantienne, d’un « sens commun esthétique » qui peut se définir comme « l’accord libre et indéterminé », en chacun de nous, de ce dont nous nous formons l’image et de ce dont nous nous faisons une idée (et, par suite, une conception, uploads/s3/l-x27-imagination-notre-commune-huberman.pdf

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