1 A R T S LILIAN WHITTEKER, UNE ARTISTE AMÉRICAINE EN TOURAINE Jean-Bernard SAN
1 A R T S LILIAN WHITTEKER, UNE ARTISTE AMÉRICAINE EN TOURAINE Jean-Bernard SANDLER* RÉSUMÉ : Amie des plus grands artistes américains venus travailler en France dès le début du XXe siècle, Lilian Whitteker, née à Cincinnati (Ohio) en 1881, a vécu et peint à Montbazon, en Touraine, à partir de 1922. Cet article évoque à grands traits sa vie romanesque et montre la spécificité de son art à travers la variété de ses styles menés de front pendant près de 80 années de peinture. ABSTRACT: A friend of the greatest American artists who had come to work in France in the beginning of the 20th century, Lilian Whitteker, born in Cincinnati, Ohio, in 1881, lived and painted in Montbazon, Touraine, starting in 1922. This article develops her romantic life in broad terms and points out the specifics of her art, examining the diverse styles she used during almost 80 years of painting. « Donner ce qu’il y a de meilleur en soi, aimer jusque dans ce que l’on crée, Lilian Whitteker nous l’a largement, pleinement appris. Sa ferme protes- tation contre un monde déshumanisé, elle l’a exprimée par sa façon marginale de vivre, de se comporter, de penser et d’agir. C’est un exemple déroutant, certes, mais combien salutaire ! Par ses qualités d’artiste, de créatrice, par son désir intense de faire partager ses découvertes et ses émerveillements, Lilian Whitteker a protesté, à sa manière, contre l’ennui d’une existence Mémoires de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Touraine, tome 26, 2013, p. 1-20. * Secrétaire de l’Académie de Touraine. 2 morne, sans but ni sens, contre la tristesse et la solitude de ceux qui se sentent abandonnés à eux-mêmes et qui ne savent plus donner. » Ainsi s’exprimait le pasteur Payot, le 23 mars 1979, au cimetière de Montbazon, devant la tombe ouverte qui allait accueillir, pour l’éternité, Lilian Whitteker. Nous allons retracer ici, brièvement, le parcours suivi par cette artiste américaine, pendant près d’un siècle, 97 ans exactement, qui l’a menée de sa naissance aux États-Unis à ce petit cimetière de Touraine où elle repose. Je dois, avant de commencer, remercier plus particulièrement Ludovic Vieira qui a, de nombreuses années durant, collecté et enregistré les témoignages de ceux qui l’ont le mieux connue, et rassemblé la plus importante documentation que je connaisse à son sujet. Je le remercie de l’aide qu’il a bien voulu me fournir et l’associe bien sincèrement à cette communication. Le récit de la vie de Lilian Whitteker ferait, sans aucun doute, un excellent roman. Nous nous contenterons ici, dans l’espace qui nous est imparti, d’en donner une simple trame en rappelant les grandes lignes et les faits marquants. Nous montrerons ensuite la spécificité de l’art de Lilian Whitteker et ce qui en fait sa valeur. L’histoire commence donc aux États-Unis. Lilian Whitteker est née le 10 octobre 1881 à Wyoming, banlieue de Cincinnati, dans l’Ohio. Elle est la seconde d’une famille aisée de six enfants (fig. 1). Son père est grainetier- herboriste. Son appartenance à la franc- maçonnerie de Cincinnati apparaît clairement sur les armoiries de la famille. Sa mère, Mary Fry, compte parmi ses ancêtres, un des tout premiers colons britanniques, Thomas Cousins Fry, débarqué à Rhode-Island, près de Boston, en 1632. Également, parmi les lointains ancêtres de Lilian, on trouve, toujours du côté maternel, sir Rowland Hill, qui fut ministre des Postes de la reine Victoria, et l’inventeur du premier timbre poste, en 1840. Lilian, qui en était très fière garda toute sa vie, une photographie de son portrait qui est conservé à la National Gallery de Londres. Après des études, dont elle parlait peu, elle s’inscrivit à dix-huit ans, en 1899, à l’École des Beaux-Arts de Cincinnati. Elle y fut une très bonne élève, confiait-elle, ajoutant : « l’enseignement y était d’une extrême rigueur ; cette sévérité, à l’époque, me révoltait, mais j’ai reçu, grâce à elle, une solide formation classique et, aujourd’hui, je remercie mes professeurs. Je leur dois ces fortes bases sans lesquelles il ne peut y avoir d’art véritable. » Elle suivit également les cours du peintre Frank Duveneck, qui, de retour d’Europe, venait d’ouvrir une école à Cincinnati. Ce peintre, qui avait fréquenté les milieux artistiques de Munich, puis de Venise et Florence, peignait des 3 scènes et des portraits dans un style réaliste, caractérisés par un coup de brosse vigoureux et que l’on pourrait, par exemple, rapprocher de Courbet. La fréquentation de l’Italie, sa lumière et ses couleurs, éclairciront sa palette et le rapprocheront de l’impressionnisme. Il produira alors des œuvres dans le goût de Manet. Cet enseignement aura une forte influence sur Lilian Whitteker, et ses premières peintures s’en ressentiront (fig. 2). Inscrite en 1910 à l’école des Beaux-Arts de Boston, elle y poursuit ses études. En 1916, elle y expose, dans le cadre de l’exposition annuelle des travaux d’élèves, deux peintures dont elle conservera les photographies : le Portrait d’une nurse à la lecture et un Nu féminin (fig. 3). En 1917, elle reçoit une médaille de bronze au Salon des Beaux-Arts de Chicago. Elle travaille pour le musée de la Mode de Cincinnati et crée des personnages illustrant la Fig. 1 : Lilian au centre avec ses frères et sœurs. Fig. 2 : Une des premières toiles de Lilian Whitteker. Fig. 3 : Nu féminin de 1916. 4 mode française. Elle conçoit un projet pour un ensemble de fresques destinées à orner la Cour d’Appel de Cincinnati et rappelant l’histoire de la construction de la ville. Ces fresques ne seront pas réalisées mais lui vaudront un prix lors de l’exposition des maquettes, deux ans plus tard à New-York. Cette exposi- tion de 1919 jouera un rôle essentiel dans la vie de Lilian. Elle y croise, en effet, un cousin très éloigné, William Perry Dudley. Il a dix ans de moins que Lilian, puisque né en 1891 à Exeter, dans le New-Hampshire, banlieue riche de Boston, sur la côte atlantique. Il est architecte-paysagiste, domicilié à New-York et à Exeter, et marié. Il convainc Lilian de venir habiter dans la « Big-City ». Ce qu’elle fera de 1920 à 1922. Durant cette période, elle pose pour des peintres ou des photographes, crée des cartons pour des mosaïques ou des tapisseries et réalise des décors et costumes pour une pièce de Rachel Barton-Butler, Alice au Pays des Merveilles, d’après Lewis Caroll, qui sera représentée au Little Theater à Broadway en 1920. En 1922, Lilian quitte New-York et revient s’installer chez ses parents, qui ont déménagé et sont venus habiter à Provincetown, dans le Massachussets, se rapprochant ainsi d’Exeter, résidence habituelle de William Dudley. En février, abandonnant sa femme, William entraîne Lilian dans un périple en France. William y est déjà venu quelques années auparavant, en 1917, engagé comme volontaire dans une unité de fusiliers-marins. Il a été blessé à Saint-Mi- hiel, en septembre 1918, et a passé sa convalescence au manoir des Mesliers, à Chambray-lès-Tours. À cette occasion, il a découvert Montbazon et les ruines de son château féodal, alors proposé à la vente. Quatre ans plus tard, le 17 mars 1922, accompagné de Lilian, William s’en rend acquéreur. Après un bref aller-retour aux États-Unis pour régler leurs affaires, William et Lilian décident de s’y installer à demeure dès la fin de l’année 1922. Commence alors, dans cet entre-deux-guerres, une longue période de bonheur partagé et de restau- ration enthousiaste du château. « Rebâtissons, amis, ce château périssable Que le souffle du monde a jeté sur le sable Replaçons le sofa sous les tableaux flamands… » Lilian aime citer ces quelques vers, qu’elle recopie dans ses cahiers. Alternant avec le labeur nécessaire à la remise en état des lieux, les réceptions et mondanités se suivent. Parties de badminton, excursions et 5 chasses à courre se succèdent. « Nous étions en extase devant la tour de Mont- bazon que William avait acheté et fous de voir la vigne pousser, alors qu’aux États-Unis c’était la prohibition. Le vin de Montlouis alternait avec le lait de chèvre. Nous étions heureux. » dira-t-elle, dans une interview accordée à Jean Chédaille des années plus tard. William et Lilian fréquentent les Doyen, propriétaires du château de Longue-Plaine à Sorigny, les Carvallo à Villandry et presque tous les châtelains que compte la Touraine. Notamment les Bedaux, qui possèdent le château de Candé à Monts. Charles Bedaux est un personnage influent, marié à une très riche américaine. Il est en relation étroite avec les gouvernements américain, français et allemand de l’époque. Sa vie est un véritable roman, qui a d’ailleurs été écrit et dont on a tiré un film. Dès son arrivée en France, Lilian y a trouvé l’inspiration pour ses pein- tures. Elle déclare : « À mon arrivée en France, je fus comme éblouie : la nature m’apparut si belle, si parfaitement équilibrée que je n’ai jamais eu le courage de m’en séparer pour retourner aux États-Unis… » Dès 1923, elle expose au Salon des Beaux-Arts, qui se tient à l’Hôtel-de-Ville à Tours. Elle y présente une peinture du donjon uploads/s3/lilian-whitteker-une-artiste-amricaine.pdf
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- Publié le Aoû 15, 2022
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