33 CHAPITRE I MÉTHODES D'APPROCHE /. Trois niveaux d'analyse Il y a trois maniè

33 CHAPITRE I MÉTHODES D'APPROCHE /. Trois niveaux d'analyse Il y a trois manières d'approcher le phénomène juridique — non seulement le droit international, mais tout droit — ou plutôt trois niveaux d'analyse. 1. Le premier est le niveau infrajuridique ou juridico-politique, celui de la création du droit et de son évolution, c'est-à-dire la recherche des forces au sein de la société qui font que le droit émerge et se développe, s'éclipse ou se stabilise, et qui par consé- quent expliquent pourquoi le droit est ce qu'il est à un moment donné. C'est une analyse macrodynamique, qui envisage le droit de l'extérieur comme faisant partie d'un ensemble plus large, et qui l'examine comme variable, rouage ou produit final, dans ses rap- ports et ses interactions avec les autres composantes de cet ensemble plus large qu'est la société. En somme, c'est l'analyse du droit comme produit social. 2. Le deuxième niveau d'analyse est ce qu'on pourrait appeler, faute de mieux, celui de l'analyse descriptive. J'aurais préféré, pour éviter la contradiction dans les termes, l'appeler simplement la des- cription juridique, si ce n'est que bon nombre de juristes l'appellent «analyse juridique». Ce qui se justifie seulement si nous comprenons par analyse l'élaboration détaillée de la description et la classifica- tion des phénomènes observés, une acception que je ne partage pas. Cette « analyse » envisage le droit et le présente comme une don- née, en procédant de l'intérieur du système pour décrire le corpus juris selon une méthode «photographique» qui produit des «instan- tanés» des règles. C'est une analyse microstatique, qui met l'accent, à travers une démarche positiviste et inductive, sur l'identification et la présentation du contenu des règles telles qu'elles existent à un moment donné. L'analyse consiste à distiller la proposition norma- tive de la matière première juridique et à élaborer en détail et de manière systématique le contenu et les implications de la norme ainsi dégagée. 34 Georges Abi-Saab Il s'agit donc d'une «dogmatique» juridique, le droit n'étant plus considéré comme un produit final mais comme un point de départ, pas une variable mais un paramètre, pas une conclusion mais une prémisse majeure. 3. Enfin, le troisième niveau est celui de Yanalyse juridique scientifique à proprement parler, ou l'analyse juridique au second degré par rapport à l'analyse descriptive. Elle envisage le droit comme un tout, en tant que système ou ordre juridique, et examine chacune de ses composantes (norme, institution, procédure ou méca- nisme) en fonction de l'ensemble, c'est-à-dire de la manière dont elle s'articule par rapport aux autres composantes. Il s'agit par conséquent d'identifier la fonction que chaque composante remplit dans cet ensemble, pour arriver à démontrer la structure ou le méca- nisme total qui émerge de leur assemblage. Se situant au-delà de l'identification et de la description du contenu des règles, il s'agit d'une analyse au second degré, pour ainsi dire de la face cachée des choses, de rapports, d'influences et de conditionnements réciproques et simultanés. Comme au premier niveau, c'est une analyse macrodynamique qui met l'accent non pas sur les parties mais sur leur interaction, c'est-à-dire sur l'ensemble et sur sa mouvance en tant que tel, en tant que système. Mais c'est une analyse plus concrète qu'au premier niveau, car le droit n'est pas envisagé ici de l'extérieur, comme un sous-ensemble ou un sous-système d'un ensemble plus large, la société. Il est lui-même le système analysé, la société lui servant ici simplement d'environnement. A ce niveau, par conséquent, l'ana- lyse, tout en étant au second degré, reste essentiellement juridique, car l'unité d'analyse est le système juridique; et les structures, rap- ports et interactions analysés relèvent de la mécanique et de la dyna- mique juridique. En général, les études juridiques comportent des éléments de ces trois types d'analyse, mais dans des proportions variables (d'habi- tude avec une large dominante d'analyse descriptive). Toutes ces approches ont leur utilité. Mais il est important d'être conscient du niveau d'analyse auquel on se situe, et de ne pas confondre les genres, étant donné que les prémisses et la démarche de chaque type d'analyse ainsi que les conclusions auxquelles il peut conduire ne sont pas nécessairement valables pour les deux autres. En ce qui concerne le présent cours, et sans négliger totalement le deuxième niveau d'analyse, ce sont le premier et le troisième qui Cours général de droit international public 35 seront privilégiés. D'ailleurs le corpus du droit international contem- porain s'est développé à un tel point qu'il est devenu impossible de le recenser, même très sommairement, en quinze leçons. Cela explique le choix, pour ce cours, d'un double axe d'investi- gation, afin de présenter une vue d'ensemble du sujet qui soit signi- ficative, même si elle doit rester à l'échelle topologique: mettre en lumière d'une part comment le droit international fonctionne en tant que système juridique, c'est-à-dire comment ses normes, institutions et mécanismes s'articulent les uns par rapport aux autres pour consti- tuer un tout opérant; éclairer d'autre part sa mouvance ou sa dyna- mique en examinant les changements qui ont eu lieu dans le contenu et les mécanismes du droit international surtout depuis 1945; et ce en essayant de voir dans quelle mesure ces changements, ou leur absence, dans tel ou tel domaine, peuvent être expliqués par des changements dans l'environnement du système et/ou par la structure particulière du droit international en tant que système juridique, lui même produit spécifique de cet environnement. //. Le droit : norme ou processus ? Ce parti pris pour la mécanique et la dynamique aux dépens de la dogmatique du droit international, qui met l'accent sur les rapports et les interactions des phénomènes juridiques en mouvement plutôt que sur le contenu des règles à un moment donné, ne veut pas dire cependant que j'adhère à l'école qui prévaut surtout aux Etats-Unis d'Amérique et qui considère le droit comme un simple processus (law as a process), par opposition à l'idée plus commune en Europe du droit comme un ensemble de nonnes. 1. Les études anthropologiques du droit Il faut distinguer plusieurs variantes dans cette manière de voir. En premier lieu c'est une conception qui domine les études anthro- pologiques du droit des sociétés dites primitives. En effet, selon ces études le droit se manifeste dans ce type de société très peu centrali- sée (dont le système politique est qualifié parfois de « gouvernement sans Etat»2) à travers certains modes de règlement des différends 2. Lucy Mair, Primitive Government, Londres, Pelican, 1962, dont la première partie (pp. 33-122) est intitulée «Government without the State». 36 Georges Abi-Saab qui opèrent généralement sur une base d'accommodement, c'est- à-dire par la recherche de solutions d'espèce, suivant un sentiment général de justice et d'équité plutôt qu'en application d'un standard ou d'une norme préétablie (ce que Max Weber appelle la «justice irrationnelle»). Ce qui caractérise le juridique dans ces sociétés, selon ces études, c'est l'existence d'une modalité ou d'un processus spécifique de règlement des différends plutôt que de normes substan- tielles dictant le contenu de ce règlement3. Cette approche ou conception du droit comme simple processus peut s'expliquer dans une discipline de sciences sociales telle l'anthropologie, car lé processus de règlement des différends est plus facilement décelable à travers une méthodologie d'observation du comportement de l'extérieur (behaviourist approach), par des études sur le terrain, que ne le sont les normes auxquelles fait appel un tel règlement4. 2. L'école «réaliste» ou «décisionniste» Dans les milieux proprement juridiques, il faut mentionner deux écoles. La première dans le temps est l'école dite «réaliste», que je préfère appeler l'école «décisionniste»5, car pour cette école le droit est ce que dit le juge, c'est-à-dire un processus qui peut produire une décision autorisée. La science du droit aurait ainsi pour vocation d'étudier le processus décisionnel du juge et de déceler ses compo- santes et les facteurs qui peuvent l'influencer, en vue de faire des «prédictions de droit», c'est-à-dire de prédire les décisions des juges. Par conséquent, ce qui compte et constitue l'essence du droit, 3. Il s'agit surtout des travaux de l'école dite «fonctionnaliste» fondée par Bronislaw Malinowski. Voir son ouvrage Crime and Custom in Savage Society, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1926. Cf. Paul Bohannan (dir. pubi.), Law and Warfare: Studies in the Anthropology of Conflict, New York, Natural History Press, 1967; Simon Roberts, Order and Disputes: An Introduction to Legal Anthropology, Londres, Pelican, 1979; Sally Falk Moore, Law As a Process: An Anthropological Approach, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1978; et surtout l'excellent livre de Norbert Rouland, Anthropologie juridique, Paris, PUF, 1988, qui est une synthèse remarquable d'une somme considérable de connaissances, particulièrement utile aux juristes non rompus aux sciences sociales. 4. Les études anthropologiques les plus récentes parlent d'ailleurs de «règles et processus » ; par exemple J.-L. Comaroff et S. Roberts, Rules and Processes, Uni- versity of Chicago Press, 1981. 5. Georges Abi-Saab, Les exceptions préliminaires dans la procédure de la Cour internationale. Etude des notions fondamentales de procédure et des moyens de leur mise en œuvre, Paris, Pedone, 1967, p. 254. Cours général de droit international public 37 selon cette école, c'est l'existence uploads/S4/ 03-methodes-d-x27-approche 1 .pdf

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  • Publié le Fev 11, 2022
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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