1 Arnaud Le Pillouer « De la révision à l’abrogation de la constitution » : les

1 Arnaud Le Pillouer « De la révision à l’abrogation de la constitution » : les termes du débat «D e la révision à l’abrogation de la Constitution »… Formulé de la sorte, l’intitulé de cette communication peut sembler recouvrir des questions assez diverses : « est-il licite (ou légitime) d’utiliser la révision de la Constitution pour abroger la Constitution ? » Ou bien : « est-il (factuellement) possible d’utiliser la révision pour abroger la Constitution ? » Ou bien encore : « à partir de quel stade peut-on dire que l’on a affaire à une véritable abrogation de la Constitution, et non à une simple révision ? », etc. Cette diversité n’empêchera toutefois pas le juriste d’y reconnaître, en fili- grane, l’un des problèmes les plus sensibles et les plus intéressants du droit constitutionnel contemporain : celui des limites du pouvoir de révision consti- tutionnelle. Celui-ci est néanmoins posé ici d’un point de vue assez particulier. L’idée que suggère cette formulation est en effet qu’il existerait des limites inhé- rentes au pouvoir de révision constitutionnelle, limites qui lui interdiraient, par définition en quelque sorte, d’abroger la constitution. Dès lors, il ne s’agit pas ici de limites énoncées par le texte constitutionnel1, mais d’une limite implicite, 1. Pour être tout à fait exhaustif, il faudrait distinguer trois arguments tendant à limiter le pouvoir de révision constitutionnelle : 1) L’argument de la « supraconstitutionnalité », selon lequel un certain nombre de dispositions constitutionnelles ne sont pas susceptibles d’être révisées parce qu’elles expriment des normes en quelque façon supérieures aux autres normes constitutionnelles, qui ne seraient que leurs dérivées ; ces normes sont donc présentées comme l’expression de princi- pes qui fondent le système constitutionnel, et dont la remise en cause reviendrait à saper les bases (par ex. le principe démocratique, l’État de droit, les droits fondamentaux de l’homme, etc.). 2) L’argument des « limites matérielles positives », selon laquelle un certain nombre de dispositions constitutionnelles ne peuvent être révisées parce que le texte lui-même en interdit la révision. 3) L’argument des « limites inhérentes au pouvoir de révision constitutionnelle », selon laquelle un certain nombre de dispositions constitutionnelles ne peuvent être révisées parce qu’elles échappent à la compétence naturelle du pouvoir de révision, considéré comme étant par définition limité. Il faut noter que les deux premiers arguments fondent la limitation sur la nature des dispositions en cause (leur contenu dans le premier cas, leur statut normatif dans le second), tandis que le Jus Politicum - Autour de la notion de Constitution - n° 3 - 2009 2 présentée par ses partisans, comme « naturelle ». En tout état de cause, ces controverses autour des limites au pouvoir de révision constitutionnelle se sont multipliées ces dernières années, au point qu’il serait fastidieux de toutes les citer. En ce qui concerne le cas français, deux phénomènes ont, semble-t-il, contribué à alimenter le débat : d’une part, de manière générale, la multiplication des révisions constitutionnelles, ces dernières années 2, phénomène qui a conduit certains auteurs à se demander si ces mul- tiples « coups de canif » dans la Constitution ne finiraient pas (ou n’avaient pas déjà fini) par l’achever ; d’autre part, et surtout, le phénomène de ce que l’on a appelé les « délégations » de souveraineté au profit de l’Union Européenne, qui (en raison de l’action du Conseil constitutionnel) n’ont pu se faire que par la voie de la révision 3. C’est en effet surtout en ces occasions, à partir notamment des débats relatifs à la ratification du Traité de Maastricht, que le débat a pris une certaine ampleur en France. En 1992, le Conseil constitutionnel avait rappelé que le pouvoir constituant (s’exerçant dans le cadre de l’article 89) était troisième met l’accent sur la nature du pouvoir de révision lui-même. La difficulté résulte de ce que ces différents arguments sont le plus souvent entremêlés au sein de mêmes démonstrations, de sorte que l’on peine à en identifier la réelle portée : ainsi, les limites inhérentes au pouvoir de révision (argument 3) sont souvent présentées, dans le même temps, comme structurantes pour le système constitutionnel, et se rapprochent ainsi de normes « supraconstitutionnelles » (argument 1) ; de la même manière, les limites inscrites dans la constitution (argument 2) sont souvent interprétées de façon plus ou moins restrictive, selon que l’on estime (ou non) qu’elles consacrent des principes fondamentaux du système constitutionnel (argument 1) ou qu’elles échappent par nature au pouvoir de révision (argument 3). Les trois arguments doivent pourtant être distingués, en ce qu’ils s’appuient sur des justifications très différentes les unes des autres. Dès lors, bien que la distinction soit parfois difficile à opérer, cette étude entend essentiellement porter l’attention sur le cas de l’argument 3. 2. Multiplication aux causes fort diverses, sans doute, mais dont on ne saurait exclure l’action du Conseil constitutionnel lui-même qui, par sa jurisprudence de plus en plus « serrée », a conduit les autorités politiques à opérer des révisions constitutionnelles en forme de « lit de justice », pour reprendre l’expression du doyen Vedel. 3. L’on peut citer par exemple la révision du 25 juin 1992, qui a permis, par l’insertion du Titre XV de la Constitution (« Des communautés européennes et de l’Union européenne », art. 88-1 à 88-4), la ratification par la France du Traité de Maastricht ; la révision du 25 novembre 1993 sur le droit d’asile, destinée à permettre le respect des accords de Schengen ; la révision du 25 janvier 1999, qui a permis la ratification du Traité d’Amsterdam ; la révision du 25 mars 2002 relative au mandat d’arrêt européen ; et enfin la révision du 1er mars 2005 qui aurait pu per- mettre la ratification du Traité établissant une constitution pour l’Europe, si le peuple français l’avait autorisée par la voie du référendum (révision qui présente la particularité de prévoir que la modification du Titre XV qu’elle prévoit n’entrera en vigueur que sous la condition de cette éventuelle future ratification). A. Le Pillouer : De la révision à l’abrogation 3 souverain, tout en soulignant qu’il devait observer certaines limites 4, c’est-à-dire celles fixées par la Constitution – ce qui avait donné espoir aux partisans de la limitation matérielle du pouvoir de révision de voir le Conseil constitutionnel se reconnaître compétent pour opérer un contrôle de constitutionnalité d’une loi de révision. Espoir déçu en 2003, lorsque le Conseil refusa de se pronon- cer sur la révision constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République décidée par le Congrès, le Conseil estimant qu’il ne tenait « ni de l’article 61, ni de l’article 89, ni d’aucune autre disposition de la Constitution le pouvoir de statuer sur une révision de la Constitution »5. En tout état de cause, ces controverses ont été alimentées par les débats exis- tant (de longue date, du reste) à l’étranger : il suffit pour s’en convaincre de citer les jurisprudences européennes plus audacieuses que celle du Conseil constitu- tionnel français, en Allemagne 6 ou en Italie 7, dont l’exemple est d’autant plus frappant pour les Français que la jurisprudence de la Cour constitutionnelle italienne s’appuie sur une disposition de la Constitution très similaire à celle de la Constitution de 1958 prohibant toute révision portant atteinte à la « forme républicaine » du gouvernement 8. Mais l’on pourrait également citer la jurispru- dence de la Cour constitutionnelle sud-africaine (dans des circonstances assez 4. Conseil constitutionnel, Décision 92-312 DC, cons. 19. 5 Conseil constitutionnel, Décision 03-469 DC, cons. 2. Il est significatif que ces débats soient survenus à l’occasion de révisions constitutionnelles mettant en cause la place traditionnelle de l’État en France, par les deux biais de la construction européenne et de la décentralisation. 6. À partir notamment de la décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande du 15 dé- cembre 1970 Écoutes téléphoniques. En ce qui concerne la question des limites portées au pouvoir de révision constitutionnelle en Allemagne, par le fameux article 79, al. 3 de la Loi fondamentale, et du contrôle des lois de révision opéré par la Cour de Karlsruhe, on peut notamment se reporter à l’étude de Michel Fromont (« La révision de la Constitution et les règles constitutionnelles intangibles en droit allemand », Revue du droit public, n°1-2007, pp. 89-111). 7. Notamment à partir de sa décision du 29 décembre 1988 (arrêt n° 1146/1988), la Cour constitutionnelle a accepté de contrôler les lois de révision. 8. Il s’agit de l’article 139 de la Constitution italienne. Néanmoins la Cour estime qu’il ne s’agit pas de la seule limite s’imposant au pouvoir de révision, puisque celui-ci doit également respecter « les principes qui, bien que n’étant pas mentionnés expressément parmi ceux qui ne peuvent pas être soumis à la procédure de révision constitutionnelle, relèvent de l’essence même des valeurs suprêmes sur lesquelles se fonde la Constitution italienne » (décision n° 1146/1988). Jus Politicum - Autour de la notion de Constitution - n° 3 - 2009 4 particulières9) ou indienne (particulièrement radicale à cet égard10). Quoique finalement très classique, le problème évoqué peut uploads/S4/ de-la-revision-a-l-x27-abrogation-de-la-constitution.pdf

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  • Publié le Aoû 03, 2022
  • Catégorie Law / Droit
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