319 TROISIÈME PARTIE LE CONTENU DU DROIT INTERNATIONAL CHAPITRE IX UNE GRILLE D
319 TROISIÈME PARTIE LE CONTENU DU DROIT INTERNATIONAL CHAPITRE IX UNE GRILLE D'ANALYSE: «DROIT DE COEXISTENCE» ET «DROIT DE COOPÉRATION» Après l'examen, dans la deuxième partie de ce cours, des méca- nismes du droit international en tant que système juridique opérant, il est temps de se pencher sur le produit final, c'est-à-dire sur les règles ou normes de comportement que peut générer et gérer un tel système, avec la structure et les caractéristiques que nous y avons décelées et qui reflètent à leur tour l'empreinte de son environne- ment et son cheminement historique. Il est impossible, cependant, dans les limites de ce cours de recen- ser, même très brièvement, tout le corpus juris gentium. Il ne peut s'agir que d'un survol rapide et très schématique, à dessein presque cartographique, afin de saisir la topographie générale de ce corpus, en mettant l'accent sur la ou les parties mouvantes, plutôt que sur l'acquis accumulé à travers les siècles. Cela nous permettra par là même d'entrevoir comment le système répond à l'émergence de nouvelles valeurs et à la perception de nouveaux besoins en société. Pour ce faire, il nous faudra une grille analytique qui nous per- mette — tout en balayant le corpus juris de loin, à la manière de la photographie aérienne ou par satellite — de distinguer le dynamique du statique et de relever en même temps les axes des mouvements tectoniques, c'est-à-dire de l'évolution structurelle du système. A cette fin, je me propose de suivre, dans ce survol rapide, la summa divisio du professeur Wolfgang Friedmann de ce corpus juris en «droit international de coexistence» et «droit international de coopération». Il s'agit de l'un des rares apports conceptuels de la doctrine de l'après-guerre263 qui, par le biais d'une idée apparem- 263. A part l'ouvrage de Wolfgang Friedmann, The Changing Structure of International Law (Londres, Stevens, 1964), il faut mentionner, parmi ceux qui ont le plus profondément marqué et transformé notre vision du champ et du rôle du droit international dans cette période de l'après-guerre, ceux de Charles De 320 Georges Abi-Saab ment simple, éclaire tout un espace sous un nouvel angle, révélant une logique, une trame ou une structure inaperçue jusqu'alors et mettant ainsi en ordre ou en rapport une foule de phénomènes à pre- mière vue disparates. Malheureusement, le professeur Friedmann a lancé son idée sans trop l'élaborer dans toutes ses implications. Elle mérite pourtant qu'on s'y arrête. Une clarification s'impose d'emblée. Lorsqu'on parle du droit de coexistence ou du droit de coopération — et contrairement à ce que laissent supposer la plupart de ceux qui utilisent cette distinction en doctrine, y compris parfois, je le crains, Friedmann lui-même264 — il ne s'agit pas d'une classification des domaines ou branches du droit international qui sont délimités et fixés une fois pour toutes ratione materiae, en disant par exemple que le droit de la guerre relève du droit de coexistence alors que le droit de l'environnement relève du droit de coopération, mais plutôt de deux techniques diffé- rentes de réglementation juridique ou de deux façons de l'envisager. Ce n'est donc pas une division selon l'objet de la réglementation, mais selon la manière dont on procède à cette réglementation. Ainsi, le même sujet peut être réglementé selon l'une ou l'autre approche. Le droit de la mer, par exemple, était toujours traité sous l'angle de la répartition des compétences, c'est-à-dire dans l'optique du droit de coexistence. Mais en lançant l'idée de «patrimoine com- mun de l'humanité» à l'Assemblée générale, en 1967, l'ambassa- deur Pardo, de Malte, visait le réexamen ou le retraitement du même sujet, ou du moins d'une bonne partie de celui-ci, sous l'angle du droit international de coopération. Et s'il est vrai que la Convention de 1982 à laquelle on a finalement abouti est largement revenue vers la logique du droit de coexistence, elle n'en reflète pas moins, à tra- vers ses divers chapitres, dans des proportions inégales il est vrai, l'une ou l'autre des deux approches. Cependant, les rapports dialec- tiques entre ces deux approches se poursuivront au sein de la Visscher, Théories et réalités en droit international public (dont la première édi- tion (Paris, Pedone) date de 1953) et de Bert Röling, International Law in an Expanded World (Amsterdam, Djambatan, 1960). Sur un plan plus analytique et technique, il faut mentionner également les éclairs de génie dont foisonne l'œuvre de Paul Reuter, allant toujours au-delà du visible et du prévisible, pour révéler des rapports ou ouvrir des perspectives insoupçonnées. 264. Voir, par. exemple, son essai, « Human Welfare and International Law. A Reordering of Priorities», dans W. Friedmann, L. Henkin et O. Lissitzyn, Transnational Law in a Changing Society : Essays in Honor of Philip Jessup, New York, Columbia UP, 1972, pp. 113-134. Cours général de droit international public 321 Convention elle-même. Car tout instrument juridique est un orga- nisme vivant; et l'on sait par l'exemple de la Charte des Nations Unies, parmi tant d'autres, que certaines parties se développent alors que d'autres s'atrophient, et que notre intelligence du contenu de l'instrument et l'équilibre entre les différentes parties ainsi que leur importance respective changent avec le temps. I. Essai de comparaison Quelles sont les différences entre ces deux approches ? 1) La première réside dans la présomption de base. Le droit de coexistence n'est que la «modélisation» ou le «type idéal» du droit international classique issu de la paix de Westphalie, dont on a vu les origines et les traits saillants aux chapitres II et III. C'est une régle- mentation juridique qui s'efforce d'établir un minimum d'ordre entre des entités antagonistes qui récusent toute autorité qui leur soit supé- rieure et qui perçoivent leurs rapports comme un «jeu à somme nulle» (zero sum game), où le gain de l'un est perçu automatique- ment comme la perte de l'autre. C'est un droit qui doit gérer la désintégration d'une communauté, ce qui ne lui permet pas d'assu- mer l'existence d'intérêts communs sauf dans des règles (comme dans un jeu de poker) qui permettent à chacun de jouer contre les autres pour gagner à leurs dépens. Le droit de coopération procède, en revanche, d'une présomption essentielle qui est l'existence d'un intérêt commun, donc d'une com- munauté. «Communauté» est cependant une notion relative. Elle peut exister sur un point mais pas sur d'autres. Même si l'on prend la communauté naturelle par excellence qui est la famille, nous trou- vons que sur certains points elle existe intensément en forme de soli- darité spontanée ou automatique entre ses membres ; sur d'autres elle est niée par des déchirements et des conflits parmi ces mêmes membres; et sur d'autres encore elle n'a aucune influence. La com- munauté est donc un phénomène parcellaire et quand on dit que la réglementation juridique procède de la présomption de l'existence d'une communauté, cela ne veut pas dire qu'elle existe de la même manière et avec la même intensité partout et par rapport à tous les sujets. 2) La tâche assignée au système juridique est, pour le droit de coexistence, de consacrer la désintégration de la communauté entre 322 Georges Abi-Saab ses sujets et de gérer leur séparation. Il s'agit, selon David Mitrany, de la réponse à la question «comment les maintenir pacifiquement à part» («how to keep them peacefully apart»). En revanche, pour le droit de coopération la question est «comment les amener à s'activer ensemble» («how to bring them actively together»)265, c'est-à-dire entreprendre ensemble ce qu'on ne peut faire, ou bien faire, indivi- duellement. Et c'est là que réside la présomption de la communauté, dans la conviction que certaines choses nécessaires ne peuvent être faites, ou bien faites, unilatéralement. 3) La nature des obligations: Dans un système de droit de coexistence, les obligations sont essentiellement «de ne pas faire» ou d'abstention, selon le triptyque des obligations en droit romain: faire, ne pas faire ou donner. En effet, comme le but du système est de maintenir les sujets pacifiquement à part, c'est-à-dire en état de paix négative ou d'absence de guerre, il suffit de leur imposer l'obli- gation de respecter la souveraineté de l'autre, de ne pas empiéter sur sa sphère de compétence, pour que les conditions d'équilibre du sys- tème soient satisfaites. Pour le droit de coopération, qui procède de l'idée d'action ou de tâches communes, qui ne peuvent être remplies ou bien remplies individuellement, les obligations sont évidemment de «faire», des obligations positives. 4) Les mécanismes de mise en œuvre se calquent sur la nature de l'objet des obligations à remplir. Pour le droit de coexistence, ils se réduisent à un: l'autorégulation. En effet, étant donné qu'il s'agit essentiellement d'abstention, chaque Etat se charge de respecter ses obligations sans avoir à passer par un autre organe ou à se soumettre à lui. C'est donc un droit complètement non institutionnel ou non organique. Et ce sont les sujets eux-mêmes, par leurs actions et réac- tions, qui font fonctionner le système. N'oublions pas qu'ils l'ont créé pour consacrer leur souveraineté, c'est-à-dire leur qualité de dernière instance. Le droit de coopération, en revanche, est foncièrement institution- nel, étant donné la uploads/S4/ 06-le-contenu-du-droit-international 1 .pdf
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- Publié le Mar 29, 2022
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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