Camenulae 18, novembre 2017 1 Milena ANFOSSO Université Paris-Sorbonne DU GREC
Camenulae 18, novembre 2017 1 Milena ANFOSSO Université Paris-Sorbonne DU GREC AU PHRYGIEN ET DU PHRYGIEN AU GREC : CHANGEMENTS ET MÉLANGES DE CODE DANS LES INSCRIPTIONS NÉO-PHRYGIENNES (IER – IIIE SIÈCLES APRÈS J. C.)1 INTRODUCTION2 La notion de changement est d’importance capitale dans le domaine de la recherche linguis- tique. La langue vit et se nourrit à travers le changement ; lorsqu’elle se cristallise, c’est au moment où elle meurt. Les réflexions sur les transformations de la forme et de l’usage de la langue sont donc nécessairement des analyses de changement, soient-elles au niveau graphique (évolution de l’alphabet), phonétique, morphologique, syntaxique ou lexical. Les façons d’appréhender le changement en linguistique sont donc multiples et toutes éga- lement légitimes. Toutefois, dans le but de proposer une communication sur le changement d’un point de vue linguistique dans l’Antiquité gréco-romaine, j’ai proposé d’attirer l’attention sur l’une de ses manifestations les plus remarquables, mais relativement peu explorées pour les langues anciennes : le changement de code3 au sens propre ou code-switching, c’est-à-dire le passage ex abrupto d'une langue à une autre dans une même situation d’énonciation. Afin de présenter le sujet de la façon la plus complète possible, je vais d’abord présenter les outils conceptuels tels qu’ils ont été analysés dans le monde contemporain, et ensuite la manière dont les antiquisants les ont appliqués à l’Antiquité de façon générale. Parmi d’autres cas pos- sibles, la situation trilingue (grec, phrygien et latin) de la Phrygie du Ier au IIIe siècles après J. C. me semble particulièrement pertinente à titre d’exemple du point de vue chronologique, mais aussi thématique, car mon travail de recherche se concentre sur cette région. Je vais donc pro- poser l’analyse de quelques inscriptions du corpus néo-phrygien pour mettre en évidence les changements de code du grec au phrygien et du phrygien au grec qui caractérisent ces textes. LE CODE-SWITCHING D’APRÈS LES LANGUES CONTEMPORAINES Le changement de code en tant que phénomène linguistique défini ne devient l’objet d’une véritable analyse théorique qu’à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, quand l’étude de l’usage de la langue commence à apparaître aussi importante que celle de sa structure4. Les linguistes ont tout d’abord réfléchi sur les changements de code à l’oral dans un contexte plurilingue à l’époque contemporaine. Il me paraît donc nécessaire d’introduire le sujet en four- nissant un bref et, forcément, très sélectif état de l’art avec les définitions de changement (code- switching) et de mélange de code (code-mixing) telles qu’elles ont été formulées pour les langues modernes. 1 J’ai à cœur de remercier mon directeur de recherche, M. Egetmeyer, pour ses très utiles conseils au sujet de cet article, ainsi que B. Vine, pour m’avoir permis de suivre son nouveau cours sur la langue phrygienne à UCLA, et J.-C. Fabre, pour la révision linguistique de cet article. 2 Toutes les citations en langue étrangère, ancienne ou moderne, ont été traduites en français par mes soins, sauf si indiqué différemment. 3 On parle de codes en tant que langues différentes, mais aussi en tant que registres ou variétés de la même langue. 4 Cf. C. Baylon, X. Mignot, La communication, Paris, Nathan Université, 1991, p. 251. Camenulae 18, novembre 2017 2 De la compétence linguistique individuelle à la compétence de communication au sein de la communauté La linguistique commence tard à s’intéresser de façon positive aux phénomènes liés au bi- linguisme (bien que des situations plurilingues existent depuis l’Antiquité5), car le modèle idéal du locuteur monolingue qui agit dans une communauté linguistique homogène était le modèle dominant en linguistique. Chomsky6, avec sa description de l’ideal speaker-listener, exprime pleinement l’esprit monolingue et non-variationniste de la discipline. Il avait d’abord défini la notion de compétence linguistique, à savoir la connaissance d’une langue, active ou passive, par un individu. Plus tard, on doit à Hymes7 l’élargissement crucial de la portée de la réflexion de l’individu au groupe d’individus. Il développa, en effet, le concept de compétence de com- munication, à savoir la connaissance des règles psychologiques, culturelles et sociales qui ré- gissent l’utilisation de la parole dans un cadre social. Les échanges communicatifs s’inscrivent dans les rapports humains : il n’est plus question du simple individu et de sa compétence lin- guistique, mais du groupe d’individus et des stratégies de communication verbales et non ver- bales au sein de la communauté. Il faut donc tenir en considération d’autres facteurs tels que le contexte d’énonciation et les effets de l’interaction mutuelle que les acteurs exercent les uns sur les autres. Des communautés linguistiques en contact : bilinguisme et code-switching Malgré tous les modèles idéaux qui peuvent être construits, une communauté linguistique n’est jamais susceptible d’être figée dans le monde réel : de nouveaux acteurs8, porteurs de codes nouveaux par rapport aux existants peuvent intervenir à tout moment. Depuis l’âge pré- historique, les migrations mettent en contact des peuples d’origine différente et parlant donc une langue différente. Les locaux et ceux qui viennent d’arriver doivent se partager le même territoire. Quelles sont les interactions mutuelles entre des individus porteurs de plusieurs codes dans le nouveau contexte plurilingue qui de facto venait de se former ? Quelles sont les dyna- miques en jeu ? Comme Diakonoff9 le souligne, […] the local population could either absorb the newcomers also linguistically, or it could adopt their language; whether the one or the other event occurred, depends on strictly definable histori- cal circumstances. […] la population locale peut soit intégrer les nouveaux arrivés même du point de vue linguis- tique, soit adopter leur langue ; quelles que soient les circonstances, cela dépend de certaines circonstances historiques strictement identifiables. 5 La raison dériverait du fait que les racines de cette discipline, telle que nous la connaissons aujourd’hui, remon- tent aux théories linguistiques développées dans le cadre du Romantisme allemand, en particulier par le philosophe Johann Gottfried Herder, le philosophe et linguiste Wilhelm von Humboldt et les linguistes et philologues Jacob et Wilhelm Grimm. Elle est donc traditionnellement liée à la conscience d’une culture nationale forte avec une langue nationale unique, expression naturelle du peuple qui la parle. 6 Cf. N. Chomsky, Aspects of the Theory of Syntax, Cambridge, The MIT Press, 1965, p. 3. 7 Cf. D. H. Hymes, « On Communicative Competence », J. B. Pride, J. Holmes (dir.), Sociolinguistics. Selected Readings, Harmondsworth, Penguin, 1972, p. 269-293. 8 Pour d’autres exemples de facteurs menant au plurilinguisme, cf. L. Milroy, P. Muysken, « Introduction: Code- Switching and Bilingualism Research », L. Milroy, P. Muysken (dir.), One speaker, two languages. Cross-disci- plinary perspectives on code-switching, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1995, p. 1-2. 9 I. Diakonoff, « Language Contacts in the Caucasus and the Near East », T. L. Markey, J. Greppin (dir.), When Worlds Collide : Indo-Europeans and Pre-Indo-Europeans, Ann Arbor, Karoma Pub., 1990, p. 54. Camenulae 18, novembre 2017 3 Sans aucun doute, l’œuvre fondatrice de Weinreich10 sur les langues en contact a ouvert la voie aux études successives sur le bilinguisme. À travers l’analyse de la situation bilingue de la Suisse, Weinreich a exploré le sujet de plusieurs points de vue, notamment psycholinguistique, grammatical et sociolinguistique, introduisant en outre le concept-clé (bien que refusé par la suite par les linguistes à cause d’une définition excessivement large) d’interférence linguis- tique. À partir de ce moment, les œuvres sur les cas de bilinguisme se multiplient11. Ce qui nous intéresse le plus, c’est que l’élément central, et sûrement le plus fécond dans les études sur le bilinguisme, est constitué par le code-switching. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les débuts ont été difficiles : les préjugés selon lesquels les locuteurs qui mélangent les codes n’auraient qu’une connaissance imparfaite de ces derniers dominent les milieux acadé- miques de la première moitié du XXe siècle12. Le phénomène semble être étonnement invisible dans son importance même aux yeux des pionniers comme Weinreich, qui pourtant cite plu- sieurs exemples effectifs de code-switching dans son œuvre13, mais il les classifie comme des anomalies. On doit enfin à Haugen14 les premières transcriptions de conversation où les locu- teurs changent soudainement d’un code à l’autre, ainsi que la création de l’expression code- switching : Code-switching occurs when a bilingual introduces a completely unassimilated word from ano- ther language into his speech. Le code-switching a lieu quand un locuteur bilingue introduit dans son discours un mot complè- tement non-assimilé provenant d’une autre langue. Il faudra attendre les années 1970, en particulier avec les études de Gumperz15, pour une analyse des fonctions sociales et pragmatiques du code-switching et l’abandon des préjugés. L’alternance codique n’est plus un défaut à stigmatiser chez le locuteur, incapable de maîtriser correctement les deux langues, mais plutôt une ressource porteuse de nombreuses significations sociales et rhétoriques dans le cadre d’une communication qui privilégie la fluidité et la spon- tanéité par rapport à la forme. On situe par contre pendant les années 1980 les premières tenta- tives d’explication des causes linguistiques et structurelles qui conduisent à l’apparition du code-switching avec, par exemple, le célèbre article de Poplack, où la savante énonce la théorie de l’equivalence constraint16. 10 uploads/S4/ camenulae-18-novembre-2017.pdf
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- Publié le Jui 10, 2021
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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