La bataille du solidarisme contractuel : du feu, des cendres, des braises… par
La bataille du solidarisme contractuel : du feu, des cendres, des braises… par Denis Mazeaud, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II) 1. « Le couvent contractuel de Frère Mazeaud »… C’est ainsi que, le 4 mai 2002, dans son rapport de synthèse1, qui clôturait le colloque consacré au solidarisme contractuel, Jean Hauser m’apostropha spirituellement, pour exprimer les doutes que lui inspiraient les idées qui irriguent la pensée solidariste. Près de dix ans plus tard, maintenant que le soufflet est un peu retombé, que les esprits se sont apaisés, que les solidaristes ont à peu près disparu du paysage, du-moins si on scrute la littérature contractuelles, il est temps, avec le recul qu’offre le temps qui passe et la sérénité2 qu’il apporte, de revenir sur cette aventure du solidarisme contractuel. 2. Pour quelles raisons ? Certainement pas pour faire acte de contrition ou pour battre piteusement en retraite, sous le feu des vives critiques qu’ont adressées leurs prestigieux aînés, Jean Hauser en particulier, aux « cadets du royaume contractuel », comme les avait appelés, à l’époque, Jean-Louis Sourioux3. Il ne s’agit pas non plus d’entreprendre une nouvelle croisade destinée à grossir des troupes qui avec le temps se sont, c’est le moins qu’on puisse dire, clairsemées, peut-être parce que ceux qui étaient présentés, à tort ou à raison, comme ses chefs de file ont eux-mêmes pris quelques distances… On ne prendra pas non plus la peine, comme nous avions été, à une époque désormais révolue, tenté de le faire, de répondre pied à pied à toutes les objections émises par les pourfendeurs du solidarisme. L’entreprise serait vaine, tant l’hostilité, si ce n’est l’animosité, intellectuelle qu’a provoqué le mouvement4 solidariste a été forte et demeure vivace encore. En somme, les opinions sont, de part et d’autre, figées à un tel point que tout nouveau plaidoyer serait très probablement superflu. Si nous avons choisi, pour honorer le grand civiliste qui a souvent arpenté les rivages du droit des contrats, de revenir sur le solidarisme contractuel, c’est d’abord pour raconter sa véritable histoire, telle que je l’ai vécue de l’intérieur, ce qui, je crois, permettra déjà d’en relativiser la portée et de l’apprécier à sa juste valeur. Ensuite, je voudrais saisir l’occasion pour dissiper quelques malentendus et corriger quelques inexactitudes que la prose solidariste a suscitées, ce qui devrait conduire à mieux identifier la pensée dont celle-ci se nourrissait. Enfin, je souhaiterais exploiter les pages qui m’ont été aimablement offertes par les organisateurs de ces Mélanges pour clarifier ma conception du droit des contrats5, à l’aune des valeurs d’éthique et de solidarité contractuelles, dont je continue de penser que leur présence dans notre droit contractuel est utile et juste, pour paraphraser un autre grand maître du droit des contrats qui exerça lui aussi son art à la faculté de droit de Bordeaux… 1 Du moins dans sa version orale, dont j’ai retrouvé par hasard la trace pour les besoins de cet article. 2 Sérénité d’autant plus importante qu’en dépit des fortes divergences intellectuelles qui nous ont opposé, les rapports professionnels et humains entretenus avec la plupart des opposants au solidarisme, Yves Lequette en tête, sont tout simplement excellents. Une chose sont les opinions scientifiques et politiques, autre chose, autrement plus riches, plus fondamentaux et plus irrationnels aussi, sont les liens humains 3 RTDciv. 2001, p. 475. 4 Au sens propre, comme au sens figuré du terme. 5 Conception dont je concède qu’elle a probablement subie des évolutions que j’assume sereinement et pleinement . 3. En premier lieu, je voudrais, par le petit bout de la lorgnette, brièvement revenir sur les origines de l’aventure solidariste contemporaine6. Pour modeste qu’il soit, ce projet n’est pas aisé à réaliser, car il est moins simple que la lecture des ouvrages de droit des obligations le laisse supposer à première vue, d’identifier ceux des auteurs contemporains qui peuvent être regroupés sous la bannière du solidarisme contractuel, étant entendu que la paternité de l’expression a été attribuée par Yves Lequette7 à celui qui, indiscutablement, a été son chef de file entre 1995 et 2005 environ, Christophe Jamin8. En effet, pour ceux des auteurs de manuels qui consacrent quelques lignes au solidarisme contractuel9, ce sont toujours, à quelques exceptions près, les trois mêmes noms qui reviennent, à savoir Catherine Thibierge, Christophe Jamin et celui qui tient ici la plume, et les mêmes articles qui sont cités10, étant précisé que l’essentiel des critiques doctrinales se sont focalisés sur les deux derniers auteurs. Assez curieusement, et c’est qui rend difficile la détermination non seulement de l’origine mais encore de l’ampleur du phénomène doctrinal dans la doctrine contemporaine, certains auteurs ne se sont jamais, sauf à nous tromper, vus décerner le label de solidaristes, ( ils ne l’ont pas non plus revendiqués d’ailleurs), et ont été totalement épargnés par les critiques, alors que leurs écrits fleurent bon pourtant le solidarisme contractuel. L’exemple le plus significatif est celui de Jacques Mestre, bizarrement oublié dans la quasi totalité des ouvrages. Pourtant, dans sa très fameuse chronique de droit des contrats qu’il a tenu, pendant des années, seul ou avec Bertrand Fages, à la Revue trimestrielle de droit civil, comme dans certains de ses articles, ses propos ne différent en rien de ceux pour lesquels les auteurs susvisés ont été voués aux gémonies et accusés de tous les maux contractuels11, qu’on en juge plutôt : « (…) les ferments de l’évolution sont (…) réunis, et l’espoir peut être raisonnablement entretenu : au souci contemporain d’équilibre contractuel, justifiant une intervention unilatérale de rééquilibrage au profit de la partie 6 On aura donc compris qu’il ne s’agit pas dans ces lignes d’invoquer les mannes du père du solidarisme contractuel, René Demogue, mais uniquement de s’arrêter sur la période la plus récente, à savoir la fin du XXème siècle et le XXIème siècle. 7 Bilan des solidarismes contractuels », in Etudes de droit privé, Economica, 2008, p. 247 et s., sp. n°1. 8 La pensée solidariste de cet auteur est parfaitement exposée dans son article classique « Plaidoyer pour le solidarisme contractuel », Mélanges J. Ghestin, LGDJ, 2002 , p. 441 et s. 9 Sur ce point, v. infra. 10 Pour Catherine Thibierge, « Libres propos sur la transformation du droit des contrats », RTDciv. 1997, p. 357 et s., pour Christophe Jamin, l’article précité note (8), et pour l’auteur de ces lignes « Loyauté, solidarité, fraternité : la nouvelle devise contractuelle ? », in Mélanges François Terré, 1999, p. 603 et s. 11 On va encore nous accuser de nous poser en victimes en employant ce vocabulaire. Nous assumons ce travers, d’autant plus qu’à la relecture de certains articles consacrés à la critique du solidarisme, on éprouve quand même quelques difficultés à considérer que « les critiques développées à l’encontre de l’école solidariste (sont restées) dans le champ du débat doctrinal traditionnel », (Y. Lequette, eod. loc., sp. n°4). Il suffit pourtant de parcourir la prose anti-solidariste pour relever la virulence du propos, le mépris et la condescendance qui parfois les irrigue et les attaques personnelles qui les émaillent. Ici, on moque cette « doctrine mitée » (L. Leveneur, « Le solidarisme contractuel : un mythe ? », in Le solidarisme contractuel, précité, sp. n°1), le « flou intellectuel d’une doctrine attrape-tout » (Ph. Rémy, « La genèse du solidarisme contractuel », in Le solidarisme contractuel, précité, sp. n°6), à la « phraséologie creuse » (Y. Lequette, eod. loc., sp. n°14), on raille « un discours dont les brillantes sinuosités ne parviennent pas à masquer les insuffisantes techniques » (Ibid, n°16), et qui « s’apparente plus à une sorte de réflexe conditionné qu’à un véritable raisonnement » (Ibid, n°31). Là, on fustige un « paternalisme (…) irrespectueux de la dignité humaine » ( Ph. Malaurie, L. Aynès, Ph. Stoffel- Munck, Les obligations, Defrénois, 2009, sp. n°751), « le désintérêt profond que certains tenants du solidarisme contractuel portent à l’intérêt général » (Y. Lequette, eod. loc., sp. n°37), et, cerise sur la gâteau, on s’inquiète de l’entreprise que poursuit le solidarisme moral, dont « l’histoire nous renseigne sur ce qu’il advient lorsqu’on s’essaie à de telles entreprises. Toutes proportions gardées, Maximilien de Robespierre à la fin du XVIIIème siècle ou Lénine et ses émules dans la première moitié du XIXème siècle (…) » ( Ibid, sp. n°10) … Chacun jugera, mais il ne nous semble tout de même pas verser dans une stratégie de victimisation en considérant que la charge doctrinale anti solidariste s’est manifestée sur un ton qui tranche avec le débat doctrinal traditionnel. considérée en situation d’inégalité, pourrait bien, demain, se substituer un esprit de collaboration, plus riche parce que naturellement bilatéral » 12; « Le contrat est de moins en moins perçu comme un choc de volontés librement exprimées, comme un compromis entre des intérêts antagonistes, âprement défendus. Il apparaît de pus en plus comme un point d’équilibre nécessaire, voire même comme la base d’une collaboration souhaitable entre les contractants13. (…) à l’heure actuelle, (…), la pratique contractuelle et la jurisprudence passent insensiblement, à partir d’une certaine uploads/S4/ denis-mazeaud-melanges-jean-hauser 1 .pdf
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- Publié le Dec 03, 2022
- Catégorie Law / Droit
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