Est-ce être injuste que de désobéir au droit ? . (Introduction) Pour poser le p

Est-ce être injuste que de désobéir au droit ? . (Introduction) Pour poser le problème, nous pouvons partir de deux exemples. Lorsque Thoreau passe une nuit en prison pour avoir refusé de payer l’impôt fédéral destiné à financer la guerre des Etats-Unis contre le Mexique, il justifie son refus de se soumettre aux lois en faisant référence à sa conscience morale : « la seule obligation qui m’incombe, dit-il, consiste à agir en tout moment en conformité avec l’idée que je me fais du bien [1] ». Puisqu’il désapprouve la politique menée par son gouvernement, il se reconnaît le droit de désobéir. Certes, son acte est illégal ; mais, il enfreint la loi positive volontairement, en acceptant les conséquences légales de sa conduite : « sous un gouvernement qui emprisonne injustement, la véritable place d’un juste est également en prison ». Or, contrairement à Thoreau qui, en tant qu’objecteur de conscience, a préféré résister plutôt qu’obéir, Eichmann, presque un siècle plus tard, est accusé d’avoir participé à la « solution finale »: lors de son procès, il reconnaît que le génocide juif constitue un crime contre l’humanité ; mais, il nie toute responsabilité morale, puisqu’il estime n’avoir obéi qu’aux ordres d’Hitler, et ne jamais avoir manqué à son devoir. Son cas est symétriquement opposé à celui de Thoreau : si ce dernier désobéit à la loi parce qu’il la juge injuste et contraire à ses convictions morales, Eichmann, en revanche, obéit à la loi parce qu’elle est la loi, sans se préoccuper de savoir si elle est juste ; ainsi, est-il conduit, en raison d’une fidélité excessive à la loi, à commettre la pire des atrocités, en organisant la déportation de nombreux juifs. La question se pose donc de savoir dans quelle mesure nous pouvons être autorisés à enfreindre la loi pour des raisons morales. Le problème prend la forme d’un dilemme difficile à trancher : ou bien nous obéissons aux lois, mais nous prenons le risque de commettre des actes immoraux ou injustes (Eichmann) ; ou bien nous désobéissons, mais nous agissons alors en toute illégalité, en prenant le risque d’être punis par le droit en vigueur (Thoreau). Comment trancher ? Peut-on légitimer un acte illégal ? Peut-on violer la loi instituée par les hommes au nom d’un droit supérieur ? Quelle instance peut-elle définir un tel droit ? Pouvons-nous nous fier à notre conscience morale ? * * * I) Certes, la comparaison entre le cas de Thoreau et celui de Eichmann est plutôt favorable au premier. Néanmoins, la thèse de Thoreau se révèle problématique. D’une part, on pourrait considérer que l’acte de désobéissance est non seulement illégal, mais aussi illégitime, dans la mesure où il nuit au maintien de l’ordre et à la stabilité de l’Etat. D’autre part, il n’est pas sûr que la référence à la conscience morale soit suffisante pour justifier un tel acte : nous pouvons, certes, avoir un sens inné du bien et du mal, mais rien ne garantit que celui-ci soit infaillible. Aussi convient-il de prendre des précautions. a) Envisageons tout d’abord la désobéissance du point de vue de ses effets. Celui qui désobéit prend, certes, le risque d’être sanctionné et puni par l’institution judiciaire pour son délit. Il ne fait aucun doute qu’on ne peut pas enfreindre la loi impunément. Du point de vue légal, l’objecteur de conscience, à l’instar de Thoreau, est donc un délinquant ordinaire qui doit être puni : que la violation de la loi soit motivée et justifiée par des principes moraux, cela est secondaire ; le droit juge la personne d’abord en fonction des actes qu’elle a commis. Or, du point de vue de la collectivité, si l’acte de désobéissance est illégal, et donc répréhensible, il est aussi illégitime dans la mesure où il perturbe l’ordre établi. De fait, la société ne pourrait exister s’il n’y avait des règles communes de droit auxquelles se soumettent les individus. Tel est le sens de l’adage romain : ubi societas, ibi jus [2]. Que les lois puissent être considérées comme injustes n’enlève rien à leur légitimité première : il n’y a pas de société sans lois. Dans cette perspective, on pourrait affirmer, non sans paradoxe, que toute loi, indépendamment de son contenu spécifique, est légitime, du fait même qu’elle est établie. Un tel raisonnement conduit Hobbes à prôner, au nom de la paix et de la sécurité, l’obéissance inconditionnelle des sujets aux lois édictées par leur souverain : fussent-elles injustes, celles-ci n’en sont pas moins légitimes, puisqu’elles garantissent le maintien de l’ordre. Refuser de se soumettre aux lois reviendrait à retourner à l’état de nature qui est, selon l’auteur du Léviathan, un état de guerre de tous contre tous. Ainsi, en contestant les lois établies, l’objecteur de conscience s’attaque au fondement même de la société. Mais, par là même, ne commet-il pas, au nom de la justice, la pire des injustices ? Dans l’état de nature, privé de la protection des lois, chaque individu peut, en effet, subir la violence d’autrui ; règne alors la loi du plus fort. D’une part, celui qui est assez puissant pour nuire à ses semblables sera d’autant plus tenté de le faire qu’il peut le faire impunément. D’autre part, celui qui est trop faible pour pouvoir se défendre subira l’injustice sans pouvoir obtenir réparation. L’institution des lois se révèle donc nécessaire dans la mesure où elle 1 permet non seulement de tenir en bride les individus susceptibles d’abuser de leur force, mais aussi de trancher les conflits qui peuvent les opposer. De fait, comme l’affirme Glaucon, l’homme n’est pas juste volontairement : il préfère satisfaire ses désirs, plutôt que de mener une vie raisonnable ; s’il n’y avait aucune loi qui puisse le contraindre à respecter les biens d’autrui, soumis à la force de ses désirs, il commettrait des actes injustes [3]. En ce sens, loin d’être une entrave, l’instauration d’un ordre juridique apparaît comme une condition nécessaire pour garantir des rapports justes entre les hommes : il n’y a pas de justice sans lois. Non seulement l’homme ne fait pas spontanément ce qui est juste, mais il ne peut pas se faire justice lui-même. Par exemple, dans le cas d’un conflit qui oppose deux individus, chacun aura toujours tendance à faire prévaloir son propre intérêt ; aussi doivent-ils, d’un commun accord, s’en remettre à l’institution judicaire pour trancher leur différend. Si celui qui est lésé cherche à se venger, il ne sera ni impartial ni objectif, mais en proie à ses sentiments : « la vengeance n’a pas la forme du droit, mais celle de l’arbitraire [4] ». Ainsi, chaque individu, ne pouvant être à la fois juge et partie, doit accepter l’arbitrage d’une tierce personne qui juge le litige, conformément aux lois en vigueur. Sans la médiation des lois, il n’y aurait donc pas de justice possible, puisque celle-ci serait toujours confondue, du point de vue des individus, avec leur intérêt particulier. En refusant de se soumettre aux lois, sous prétexte qu’elles sont injustes, l’objecteur de conscience agit, en fin de compte, comme celui qui se venge, c’est-à-dire d’une manière injuste. Les deux cas sont néanmoins différents, en ce que le second agit sous le coup d’une passion violente et spontanée, alors que le premier agit de manière réfléchie, en faisant appel à sa conscience morale. Si toute loi n’est pas juste, il est pourtant juste de s’y soumettre. L’objecteur de conscience a, certes, une « excuse » pour justifier son action. Mais que vaut-elle ? b) Le recours à la conscience morale pour justifier un acte illégal pose problème. Nous avons tendance à nous représenter la conscience morale sous la forme d’une voix intérieure qui nous indique ce que nous devons faire : à supposer qu’une telle voix existe, il serait naïf d’accorder trop de crédit à ce qu’elle dit. D’une part, rien ne garantit qu’elle soit un juge infaillible du bien et du mal : ce que nous dit notre conscience reste nécessairement subjectif, et donc ne vaut que pour nous. D’autre part, la conscience morale pourrait, à la limite, légitimer n’importe quel acte : les exemples d’individus fanatiques qui, au nom de leur conscience, accomplissent les actes les plus iniques, ne manquent pas. On pourrait toujours envisager que ce que nous estimons juste au regard de notre conscience ne soit rien d’autre que notre simple intérêt particulier. Enfin, si chacun agissait, en suivant l’exemple de Thoreau, conformément à l’idée qu’il se fait du bien, ce serait, à coup sûr, l’anarchie. (Transition) Mais le problème demeure : si notre conscience morale a des limites et pourrait nous induire en erreur, faut-il pour autant obéir systématiquement aux lois ? * * * II) Que toute loi soit légitime dans son principe ne signifie pas qu’elle le soit dans son contenu. Certes, il faut respecter les lois établies, car celles-ci garantissent le maintien de l’ordre et contribuent à instaurer une justice impartiale. Toutefois, force est constater que toute loi n’est pas juste : ce qui est légal n’est pas nécessairement légitime. uploads/S4/ desobeir-au-droit.pdf

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  • Publié le Apv 08, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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