DROITS CIVILS FRANÇAIS ET ALLEMAND : ENTRE CONVERGENCE MATÉRIELLE ET OPPOSITION
DROITS CIVILS FRANÇAIS ET ALLEMAND : ENTRE CONVERGENCE MATÉRIELLE ET OPPOSITION INTELLECTUELLE1 Par Gwendoline LARDEUX Professeur à l’Université Paul Cézanne – Aix-Marseille III. Que la France et l’Allemagne connaissent des échanges juridiques intenses semblent a priori aller de soi. Le contexte politique, marqué depuis les années soixante par l’amitié franco-allemande mise en place par le Général de Gaulle et le Chancelier Adenauer, ne pourrait qu’être propice au rapprochement des deux pays en tous domaines, notamment celui du Droit. D’actualité, ce rapprochement serait également possible puisque les systèmes juridiques français et allemand, selon la classification proposée par David, appartiennent à la même famille des droits romano-germaniques caractérisés par leur origine romaine commune, les préoccupations de justice et de morale qui gouvernent à l’élaboration de la règle de droit, la prépondérance donnée à la loi et au droit civil, la codification2. Leurs différences seraient dès lors surmontables. Force est de constater cependant que la réalité dément cette vision idyllique des rapports juridiques franco-allemands. Sur le plan pratique, les échanges entre les deux systèmes de droit sont aujourd’hui quasi inexistants tandis que, sur le plan théorique, d’autres éminents auteurs, insistant davantage sur ce qui les sépare que sur ce qui les rapproche, ont contesté la similitude des systèmes allemand et français, au point de les classer dans des familles de droit différentes3. Ces classifications contradictoires mettent en lumière l’ambivalence des relations juridiques entre la France et l’Allemagne, entre attirance et rejet, admiration et rivalité4. En témoigne en premier lieu, l’accueil réservé outre-Rhin au Code civil des Français dont on sait qu’il a été à l’origine de controverses très violentes, d’une part entre partisans et contempteurs de son adoption par les États allemands, d’autre part sur l’opportunité de codifier à son tour le droit allemand5. A ce propos, est restée célèbre la querelle entre Thibaut, favorable aux principes libéraux et égalitaires du 1 Cette chronique est tirée d’une contribution à un Colloque organisé à Séoul le 3 décembre 2005 par le College of Law de la Korea University sur le thème des « droits civils en cours de globalisation ». 2 R. David, C. Jauffret-Spinosi, Les grands systèmes de droit contemporains, Dalloz, 11ème éd., 2002, n°17 et 25 et s. 3 K. Zweigert, H. Kötz, Einführung in die Rechtsvergleichung auf dem Gebiete des Privatrechts, JCB Mohr (Paul Siebeck), 3ème éd., 1996, § 5 III, p. 68 : les auteurs mettent en avant la différence d’évolution du Droit dans les deux pays, arguant de ce que l’Allemagne n’a pas « reçu » le Code civil tandis que l’Ecole des Pandectes n’a pas influencé la pensée juridique française. R. Legeais, Droit allemand et droit français au regard des classifications des systèmes juridiques, in A la recherche d’un nouveau droit fondamental, Mélanges offerts à R. Legeais, Cujas, 2003, p. 465. 4 Pour un historique des rapports entre droit et doctrine français et allemand, Cl. Witz, Droit privé allemand. Actes juridiques, droits subjectifs, t. 1, Litec, 1992, n°2 et s. 5 M. Pédamon, Le Code civil et la doctrine juridique allemande du XIXè siècle, in Le Code civil. Un passé, un présent, un avenir, Dalloz, 2004, p. 803, spéc. p. 805-815. 2 RRJ – 2006-2 Code civil6 et Savigny qui, pour des raisons tant politiques7 que juridiques, n’avait pas de mots assez durs pour condamner le Code civil en particulier et l’idée de codification en général8. Malgré ces critiques virulentes, le Code civil, bien qu’imposé à l’origine par la force armée, fut maintenu imperio rationis dans un certain nombre d’États allemands9. De droit positif tout au long du XIXè siècle10, il fut également étudié dans les universités ainsi que par une importante doctrine allemande dont le nom le plus célèbre demeure celui de Zachariae. C’est en effet son Manuel de droit civil français (Handbuch des Französischen Civilrechts) que traduiront, à compter de l’édition de 1827, Aubry et Rau et qui permettra aux juristes français de s’affranchir de l’École de l’Exégèse, attachée à l’étude des articles suivant l’ordre du Code civil et à la seule lumière des travaux préparatoires. Le grand juriste allemand appliqua en effet à l’étude du Code civil la méthode pandectiste d’analyse méthodique et systématique, s’affranchissant dès lors de la structure tripartite du Code et se concentrant sur la recherche des principes fondamentaux gouvernant chaque institution11. L’intérêt des juristes allemands pour le Code civil devait cependant se tarir avec l’adoption du Bürgerliches Gesetzbuch (BGB)12 au style et à la structure profondément différents de ceux du Code civil13. La tendance s’inversa alors et ce sont les juristes français, au premier rang desquels Saleilles14, qui étudièrent le code allemand pour lequel ils nourrissaient 6 Über die Notwendigkeit eines allgemeinen bürgerlichen Rechts für Deutschland (Sur la nécessité d’un droit civil général pour l’Allemagne). 7 Sa francophobie, son nationalisme et ses convictions d’aristocrate expliquent également la virulence de ses prises de position. 8 Vom Beruf unserer Zeit für Gesetzgebung und Rechtswissenschaft (De la vocation de notre temps pour la législation et la science juridique). Pour un résumé des critiques formulées par Savigny contre le Code civil, H.-J. Sonnenberger, La circulation du modèle juridique français : Allemagne, Trav. Ass. Henri Capitant, t. XLIV, Litec, 1993, p. 317, spéc. p. 344. 9 M. Pédamon, op. cit., p. 804. 10 H.-J. Sonnenberger, op. cit., p. 338-339. E. Müller, Le Code civil en Allemagne. Son influence générale sur le Droit du Pays, son adaptation dans les Pays rhénans, in Livre du Centenaire, Dalloz, rééd., 2004, p. 627. 11 Charmont et Chausse, Les interprètes du Code civil, in Livre du Centenaire, op. cit., p. 131, spéc. p. 155 et s. F. Ranieri, Le droit civil français et la culture juridique française dans la doctrine allemande d’aujourd’hui : un éloignement définitif ?, Droits, 2000, p. 157, spéc. p. 163-164 : « Le droit civil français connaît donc dans la doctrine allemande du XIXè siècle une révision scientifique complète suivant les méthodes de l’Ecole des Pandectes de l’époque (…). Leurs concepts abstraits prennent la place de la terminologie descriptive et formulée en langage courant de la doctrine française de l’époque (…). Cette pénétration scientifique du droit français dans l’esprit et avec la méthode de l’Ecole des Pandectes allemande représente en même temps le summum et la fin de l’intérêt que les civilistes allemands portent au droit français. » 12 Le point de vue de Savigny l’ayant emporté, il a fallu attendre l’unification politique des Etats allemands pour que le Code civil voit le jour. Adopté par le Reichstag le 1er juillet 1896, promulgué le 18 août suivant, il n’entra en vigueur, sur la demande expresse de l’empereur, que le 1er janvier 1900. Selon Saleilles, « le Code civil allemand de 1896 est la revanche du Code civil français contre les arrêts portés contre lui par les fondateurs de l’école historique. Sans le Code civil français, (…) le Code civil allemand n’aurait pas pu se faire. » : Le Code civil et la méthode historique, in Livre du Centenaire, op. cit., p. 97- 98. 13 V. Lasserre-Kiesow, La technique législative. Etude sur les Codes civils français et allemand, préf. M. Pédamon, LGDJ, 2002. 14 Théorie générale de l’obligation d’après le premier projet de code civil pour l’Empire allemand, Pichon, 2ème éd., 1901. De la déclaration de volonté. Contribution à l’étude de l’acte juridique dans le Code civil allemand (art. 116 à 144), Pichon, 1901. Introduction à l’étude du droit civil allemand, Pichon, 1904. Gwendoline LARDEUX 3 enthousiasme et admiration, séduits par sa partie générale (allgemeiner Teil)15, la grande abstraction de ses concepts, la systématique de sa structure, la précision de sa langue16. C’est de cette époque que date par exemple l’étude de la notion d’acte juridique, absente du Code civil et dont la généralité par rapport à celle de contrat a beaucoup séduit la doctrine française en son temps17 et dont l’utilité est incontestée aujourd’hui18. Le même engouement pouvait être observé pour le concept d’engagement unilatéral de volonté19. On comprend que la Première Guerre mondiale ait marqué un coup d’arrêt abrupt à cet intérêt réciproque20. Après avoir encensé le droit allemand, les juristes français s’en sont détournés tandis que l’Allemagne nazie affichait son hostilité à l’égard de tout droit étranger, notamment lorsqu’il était celui d’un régime démocratique. Et malgré le changement de contexte politique allemand à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, cette indifférence perdure aujourd’hui. Certes, on peut citer des exemples non négligeables d’influence du droit allemand sur le droit civil français21. Ainsi, ce dernier a-t-il totalement fait siennes les théories allemandes sur la conclusion des contrats entre absents22 et sur la causalité – équivalence des conditions, causalité adéquate - au point que leur origine germanique n’est souvent même plus rappelée dans les ouvrages français. De même, c’est au droit allemand que l’on doit d’avoir reconnu l’efficacité des clauses de réserve de propriété en matière de procédures collectives23 ou le pouvoir du juge de minorer le montant des clauses pénales (§ 34324 ; art. 1152 al. 225). Enfin, thèses et échanges universitaires ne sont pas inexistants, loin de là26. Mais l’ensemble ne suffit pas à infléchir le uploads/S4/ droit-civil-francais-et-allemand.pdf
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- Publié le Oct 07, 2022
- Catégorie Law / Droit
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