GRIMBERT Marc Droit et morale Les débats concernant les rapports qu’entretienne

GRIMBERT Marc Droit et morale Les débats concernant les rapports qu’entretiennent le droit et la morale ont fait couler énormément d’encre et ne sont toujours pas définitivement réglés aujourd’hui. Il est vrai que la question est particulièrement épineuse, car elle se pose tout autant d’un point de vue juridique que d’un point de vue philosophique. Dès lors, il semble à première vue impossible d’y apporter une réponse simple, car le droit, comme la morale, sont tous les deux des concepts, ou notions-cadres, et qu’ils sont donc malaisés à définir. On peut néanmoins dégager plusieurs différences entre ces deux notions : droit et morale divergent non seulement en ce qui concerne leur source, mais également concernant leur objectif et leurs sanctions. Si les sources du droit sont extrêmement variées, il est possible d’en livrer une liste limitative, dans laquelle se trouve le législateur, les autorités administratives, le juge1 et éventuellement les partenaires sociaux, dont l’influence est de plus en plus importante en droit du travail. A l’inverse, les sources de la morale ne sont pas susceptibles de bénéficier d’une telle liste : on peut citer pêle-mêle la presse, des intellectuels, des organisations telles qu’Amnesty International… Leurs domaines respectifs ne se recoupent pas non plus : la morale a pour objectif de rechercher une « justice absolue, idéale et de tous les instants », là où le droit se contente de solutions qui « sont globalement justes »2. Enfin, les violations de la morale ont vocation à être sanctionnés à la fois au niveau interne, c’est-à-dire dans le for de la conscience, ou au niveau externe, par la réprobation sociale que la violation suscite, tandis que les violations du droit ne peuvent être sanctionnées que par une autorité préalablement définie. Ainsi, M.Jestaz peut-il dégager trois grandes caractéristiques applicables à la morale : la morale à vocation à diriger les comportements, en agissant sur les consciences, et ce sans souci d’organisation concrète, ni même globale.3 En revanche, tant le droit que la morale sont des notions empreintes de relativité : Les règles de droit ne peuvent qu’être valables dans un temps donné (de la promulgation d’une loi à son abrogation) et dans un espace défini (à l’intérieur des frontières du pays qui a établi la règle). Les règles morales subissent également ces mêmes contraintes, quoique de manière plus diffuse. Ainsi, les règles morales naissent et meurent, même s’il est beaucoup plus difficile d’établir une datation précise de ces phénomènes, et ne s’appliquent que dans un certain espace, qui peut être régional, national ou international (dans un groupe de pays partageant globalement les mêmes valeurs, tels que, par exemple, les pays occidentaux), mais il n’est pas possible de dégager une règle morale qui soit universelle4. Toutefois, si le droit et la morale sont tous les deux relatifs, cette relativité possède des caractères différents : il n’y a en effet qu’un droit par pays et par période donnée, mais il peut tout à fait y exister plusieurs morales. La morale peut fort bien être différente dans les communautés humaines qui composent le pays ; ainsi, il peut exister une morale spécifique à certains lieux, à certains domaines et à certaines communautés ethniques5. Cette idée de relativité de la morale est extrêmement importante pour Kelsen, qui s’en sert pour rejeter l’idée que le droit est par essence moral, car cette déclaration présuppose une 1 Du moins si l’on admet que la jurisprudence est une source de droit. 2 JESTAZ, Pouvoir juridique et pouvoir moral, RTD civ. 1990 p 625 s., spec. p 638. 3 JESTAZ, op. cit., p 632. 4 Ainsi, par exemple, Héraclite pose la guerre non seulement en tant que cause de tout, mais également en tant qu’autorité créatrice de normes suprêmes. V.Kelsen, Théorie pure du droit, Dalloz, 1962 p 87. 5 Morale qui entre parfois en conflit avec la morale qui prévaut dans le pays. Ce sera alors au droit de se poser en tant qu’arbitre, en déclarant quels aspects de la morale « minoritaire » il accepte de tolérer, et quels aspects seront réprimés. 1 morale absolue. C’est pourquoi l’école positiviste a tendance à considérer la morale comme n’étant qu’une notion inutile et pose que la légitimité d’une règle de la seule validité juridique de son adoption. Ainsi, une norme sera légitime dès lors que la procédure que nécessite sa promulgation a été correctement suivie. A l’inverse, l’école du jusnaturalisme, quant à elle, préfère juger de la légitimité du droit par rapport à la notion morale de justice. Un autre facteur de complexification consiste dans le fait que la morale ne saurait, de toute façon, être la seule notion extra juridique à avoir de l’importance pour le droit. On est ainsi en mesure de parler d’une véritable concurrence, à l’heure actuelle, entre la morale, la religion et l’éthique. Ces notions voient leur importance croître et décroître en fonction de l’évolution de la société. Ainsi, on ne peut que noter, depuis le siècle des lumières, un affaiblissement du pouvoir de la religion1 tandis que l’éthique, à l’inverse, n’est apparue que très récemment. Le député Léonetti a déclaré « La science explique les phénomènes ; la religion révèle une vérité ; la morale et la loi proposent des règles ; l’éthique seule s’interroge » à l’assemblée nationale le 20 juin 20012 lors de l’examen du projet de loi bioéthique ; il n’est pas du tout certain que la séparation soit aussi nette. L’on peut s’étonner de l’assimilation que le député fait entre la morale et le droit. Est-ce à dire que l’apparition de l’éthique aurait entraîné la morale à devenir une norme de valeur strictement identique à la norme juridique ? Sans aller jusque là, on peut en tout cas reconnaître que la position classique consistant à opposer droit et morale semble s’être atténuée. Ainsi, l’utilisation, par le juge, de la morale pour adapter la règle juridique – ou équité, si elle est toujours formellement interdite en droit français, est néanmoins tolérée pour peu qu’elle respecte certaines conditions (I). Par ailleurs, si l’opposition entre la pensée positiviste et jus naturaliste concernant l’apport de la morale au droit reste toujours aussi vive, une troisième école, apparue sous l’impulsion d’Habermas, semble avoir réglé la question en démontrant que la morale est une source légitimante du droit (II). Cette théorie est d’autant plus convaincante qu’il apparaît que sur bien des points, la morale fait partie intégrante du droit (III). I L’équité, ou la morale corrective. Le législateur révolutionnaire, hostile aux parlements, avait formellement interdit à ceux-ci l’usage de l’équité, et au-delà, de tout pouvoir interprétatif (A). Toutefois, on peut constater à l’heure actuelle que si ce principe d’interdiction reste toujours formellement valide, le juge dispose de nombreuses voies pour agir en équité (B). A / La prohibition de l’équité, justifiée par la toute puissance de la loi. Sous l’ancien régime, les tribunaux avaient pris l’habitude de statuer en équité. L’équité a pour but d’humaniser la loi en la corrigeant dès lors que sa stricte application pourrait avoir des conséquences néfastes, ou trop dures, pour les parties au litige. En somme, l’équité est un mécanisme qui tend à accorder au juge un pouvoir de révision de la loi dès lors que celle-ci n’aboutirait pas à un juste résultat, c’est à dire, en d’autres termes, à un résultat immoral. Cette technique juridique était couramment utilisée par les parlements sous l’ancien régime, qui se reconnaissaient le pouvoir de faire de la casuistique, c’est à dire de modifier la loi pour l’adapter à chaque litige individuel. Malheureusement, les abus furent extrêmement 1 Du moins dans la société occidentale ; ce phénomène n’existe pas, par exemple, dans les pays musulmans, où il semble au contraire que le rôle de la religion ait tendance à se renforcer. 2 3ème séance de l’assemblée nationale du 9.dec 2003 ; JOAN 9 dec 2003 p 12011. 2 nombreux, à tel point qu’est né un vieil adage du droit français : « Dieu nous préserve de l’équité des Parlements ». Ceci illustre très bien l’inconvénient essentiel du mécanisme d’équité, à savoir la très grand imprévisibilité qui en découle nécessairement. Or la sécurité juridique est une notion extrêmement importante en droit, dans le sens où un plaideur doit avoir une idée, avant de saisir les tribunaux, de la teneur du jugement qui sera rendu. Les mécanismes mis en œuvre dans l’ancien régime empêchaient toute prévisibilité et dès lors, étaient perçus comme profondément injustes par les citoyens. Le législateur révolutionnaire se montra extrêmement hostile aux parlements, considérant qu’il n’était pas de pouvoir qu’il faille autant limiter que le pouvoir judiciaire, et dès lors interdit tout pouvoir interprétatif aux juridictions judiciaires. Dans la conception révolutionnaire, le juge ne devait être que la bouche de la loi, organe désincarné dont le seul rôle devait être de répéter ses solutions1. Ainsi, au sens initial, le principe de séparation des pouvoirs interdisait non seulement au juge de faire usage d’équité, mais en outre, privait celui-ci de tout pouvoir interprétatif. Le code civil de 1804 poursuivit cet objectif, en instituant, par son article 5, uploads/S4/ droit-et-morale.pdf

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  • Publié le Jan 03, 2021
  • Catégorie Law / Droit
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