Plein droit n° 85, juin 2010 Page 36 Mémoire des luttes Plein droit n° 85, juin

Plein droit n° 85, juin 2010 Page 36 Mémoire des luttes Plein droit n° 85, juin 2010 Page 37 Le 30 mai 1980 peu avant minuit, un commando armé fait une descente cité Delattre de Tassigny à Bondy, en Seine-Saint-Denis, et pourchasse un petit groupe de jeunes – dont quatre Arabes et un Français blanc – aux cris de « Vive la France libre » et « À bas les immigrés ». Mohamed Messaoudi, 19 ans, a le dos tailladé à coups de rasoir. Pour le soigner, il faudra plus de cinquante points de suture. Après cette attaque, enfle ce que les médias appelleront la « rumeur de Bondy », une série d’agressions avérées accompagnée d’extrapolations qui, commencée au printemps, se prolongera tout l’été 1980 sur fond de psychose collective. Pendant ce temps, le secrétaire d’État Lionel Stoléru négocie un accord franco- algérien pour le retour « volontaire » de 35 000 tra- vailleurs immigrés par an. Les assaillants de Bondy avaient-ils le crâne rasé, portaient-ils treillis et rangers, et ont-ils tracé une croix gammée dans le dos de la victime ? Les hom- mes qui, deux jours plus tard lancent des cocktails molotov dans une cage d’escalier de la même cité Delattre, provoquant un début d’incendie, étaient-ils eux aussi des nervis fascistes ? Le préfet récuse jusqu’à l’implication même de tels acteurs. « Ces affaires récentes ne veulent pas dire du tout que des groupes fascistes sévissent chez nous ; c’est simplement le fait de jeunes délinquants. » Le commissariat de police et la mairie socialiste persistent dans un bel unani- misme à n’y voir que « règlements de compte », « riva- lités amoureuses entre bandes » ou « affrontements entre “punks” et “rockers” ». « Marcel », un inspecteur de police local, abonde en ce sens. « Les mêmes qui leur tapent dessus, aux bougnoules, ils sont pas plus fascistes que moi, c’est un déguisement. Les bandes de jeunes nazis c’est de la blague. Ils ne savent même pas ce que c’est d’être nazi »(1). Pour appuyer ces dénégations, on invoque la présence de jeunes Arabes dans les deux groupes antagonistes. On présuppose ainsi la com- position exclusivement « blanche » des nouveaux groupuscules fascisants qui veulent faire parler d’eux, dont la FANE (Fédération d’action nationale européenne), le PFN (Parti des forces nouvelles) ou le FJ 93 (Front de la jeunesse). Pendant ce temps, les agressions continuent et des inscriptions murales donnent le ton : « Un bon Arabe est un Arabe mort ». Dans la nuit du 2 au 3 juin, deux militants de la FANE sont arrêtés à Clichy-sous- Bois avec, dans leur voiture, cocktails molotov et barres de fer. Interrogés par la police, ils revendi- quent leur appartenance au groupe et surtout leur intention de « casser du Nord-Africain ». Leur libéra- La « Rumeur de Bondy » Mogniss H. Abdallah Agence Im’media L ’agression, le 30 mai 1980, d’un jeune dans une cité de Bondy par un commando d’extrême droite, les violentes attaques et les slogans racis- tes qui ont suivi ont créé un climat de haine propice à la diffusion d’un sentiment de panique. Dans le climat anti-immigrés de l’époque – montée du Front national, politique gouvernementale axée sur le renvoi massif des Algériens – les jeunes vont s’organiser. Les groupes d’autodéfense créés, menacés de toutes parts, seront néanmoins à l’origine de nouvelles solidarités. Plein droit n° 85, juin 2010 Page 38 tion suivie de condamnations à des peines de sursis donnent une impression d’impunité. Le 8 juin, des coups de feu sont tirés à partir d’une voiture contre un groupe de quatre jeunes cité Blanqui à Bondy. La volonté de tuer ne fait plus de doute. La « rumeur de Bondy » se répand alors mélangeant le vrai et le faux, et sème une panique contagieuse. Dès lors, les jeunes pensent à se défendre, voire à riposter. « La peur des immigrés fait peur aux Français, qui à leur tour craignent d’être agressés par les Arabes qui se venge- raient »(2). Le 12 juin, de nouveaux coups de feu sont tirés à partir d’une voiture sur un groupe de jeunes au centre commercial d’Aulnay-sous-Bois. Aussitôt, deux voitures se mettent en chasse pour retrouver les tireurs. Six des jeunes poursuivants tombent sur la police qui les arrête pour port d’armes. Ils seront incarcérés à Fleury pendant deux mois. Un comité se monte pour demander leur libération. Le lendemain de l’arrestation, plusieurs centaines de jeunes se rassemblent à La Courneuve et lancent leur mot d’ordre : « Le fasciste ça s’écrase ! Fafs, on ne vous attend pas, on vous cherche ! », bombé sur les murs des cités et repris dans les manifs. On dénonce aussi le « deux poids, deux mesures » de la justice qui libère les militants de la FANE et emprisonne les jeunes antifascistes. Pour faire la part des choses, une commission d’enquête indépendante, composée notamment d’associations (Accueil & Promotion, MRAP…), du collectif SOS Refoulement et du journal Banlieue d’Banlieue, est mise en place. Après vérification, beaucoup de rumeurs se révéleront infondées : il n’y a eu ni femme enceinte violée puis éventrée à La Courneuve, ni contrôle par les « fafs » des papiers d’identité des élèves étrangers aux portes d’un collège de Bobigny. Et personne n’a trouvé la tête d’un Noir dans une poubelle. De même, un démenti formel est apporté à l’affabulation selon laquelle des Arabes rôdent autour des écoles pour « scalper les enfants ». Cependant, la contre-enquête confirme la multi- plication des attaques et leur caractère ciblé dans plusieurs villes du département contre les élèves arabes à la sortie des écoles, les jeunes immigrés dans leurs cités, ou encore contre les femmes, notamment algériennes. Il y a bien là une cohérence d’ensemble qui met en évidence un changement de cible : en 1978-79, une série d’attentats revendiqués par des groupes d’extrême droite visait les foyers de travailleurs immigrés en grève ; à partir de 1980, jeunes et familles désormais sont aussi visés. La commission indépendante relève aussi plusieurs agressions contre des représentations de l’État algérien (consulat d’Aubervilliers), des mairies communistes, ainsi que des descentes contre les Juifs dans le quartier du Marais à Paris, et un attentat à la bombe le 26 juin contre le siège du MRAP (Mou- vement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples), attribué à la FANE(3). Cœur de cible : les Algériens Mais quel est, fondamentalement, l’objectif de cette campagne de menaces et d’intimidations et qui est derrière ? Empêcher le « vivre ensemble » dans les écoles en suscitant la séparation entre élèves français et immigrés ? Empêcher les adolescents français et immigrés qui se côtoient en classe de se fréquenter dans les cités ? Épurer les cités ou, à défaut, les dresser les unes contre les autres ? Inciter les immigrés à « rentrer chez eux » ? Dubitatif face aux conclusions des « enquêteurs improvisés » sans grands moyens de Banlieue d’Banlieue, le journaliste Nicolas Beau du Monde est orienté vers la cité de l’Ermitage, dont une poignée de résidents qui effectuent des rondes de nuit est désignée par les lascars de Bondy comme étant à l’origine des troubles. Le responsable local du PFN jure qu’il n’a rien, vraiment rien, contre les immi- grés. « Je suis simplement partisan d’une limitation à 5 % de l’immigration en Seine-Saint-Denis, contre plus de 16 % maintenant »(4). L’origine scolaire de « la rumeur » serait basée sur le même type d’argument, explique à son corps défendant un inspecteur d’aca- démie : les enfants d’immigrés « représentent 25 % de la population scolaire du département ; au collège Garcia Lorca de Saint-Denis le pourcentage dépasse 50 % et au collège de Clichy-sous-Bois, il y a vingt-deux nationali- tés ».(5) Brandir de telles déclinaisons du fameux « seuil de tolérance » n’a, en la période, rien d’innocent. On retrouve là les mêmes préoccupations que celles du gouvernement et du patronat. Ainsi le CNPF, en rupture avec sa réputation de « laisser-faire », a-t-il préconisé de réduire le nombre de travailleurs immi- grés d’un million entre 1977 et 1985. Le secrétaire d’État Lionel Stoléru a, quant à lui, projeté de réduire l’immigration de moitié à l’orée 1990. Mais les mesures qu’il préconise échouent l’une après l’autre : ses projets de loi sont abandonnés, sa circulaire prévoyant de suspendre pour trois ans l’immigration familiale est récusée par le Conseil d’État, et son « million du retour » n’a au 1er janvier 1980 touché que… 2 512 Algériens. On est loin, très loin, des 500 000 départs escomptés en 1979. Plein droit n° 85, juin 2010 Page 39 Pourtant, l’administration a multiplié tracasse- ries et restrictions au séjour pour inciter les Algé- riens, son véritable cœur de cible, à déguerpir. Le renouvellement de la carte de résidence suscite de vives craintes et dépend de négociations plus globa- les avec l’Etat algérien en cours depuis 1978. En attendant, les immigrés algériens ont vu à deux reprises leur carte provisoirement renouvelée pour uploads/S4/ france-racisme-la-memoire-des-luttes-moghniss-abdallah.pdf

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  • Publié le Fev 25, 2022
  • Catégorie Law / Droit
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