1 Revue administrative n° 380 2 Revue administrative n° 380 Jean Carbonnier et
1 Revue administrative n° 380 2 Revue administrative n° 380 Jean Carbonnier et le droit public par Pascal Mbongo Professeur des facultés de droit à l’Université de Poitiers Directeur du programme de recherche « Le droit américain dans la pensée juridique française contemporaine Jean Carbonnier est crédité par ses biographes d’une curiosité pour de nombreux autres objets que le droit civil. Si l’on prend comme référence les contributions réunies en octobre 2005 et en janvier 2006 par l’Associa- tion Henri Capitant des Amis de la Culture juridique Française 1, l’on voit que Jean Carbonnier est crédité : d’une pensée historique ; d’une pensée sociologique ; d’une pensée juridique ; d’une pensée économique 2. Ce recueil d’actes ne donnent pas moins à voir un « Jean Carbonnier comparatiste », un « Jean Carbonnier mora- liste », un « Jean Carbonnier pénaliste », un « Jean Carbon- nier civiliste », un « Jean Carbonnier sociologue » – pas « sociologue du droit » mais sociologue tout court — un « Jean Carbonnier législateur/jurislateur » et un « Jean Carbonnier philosophe du droit ». De cette imputation à Jean Carbonnier par les juristes- universitaires de droit privé de nombreuses occurrences, on fera remarquer en premier lieu qu’elle mériterait elle- même une étude de sociologie des champs culturels, qui dise ce qui se joue dans cette volonté des juristes-universi- taires de droit privé de donner à Jean Carbonnier une dignité de savant, plutôt par exemple qu’une dignité d’in- tellectuel 3 ; qui dise par exemple ce qui s’y joue quant au positionnement des facultés de droit par rapport aux autres facultés 4 ; qui dise ce qui s’y joue, notamment en matière de préséance au sein des facultés de droit, par rapport à la concurrence entre juristes universitaires « pri- vatistes » et juristes universitaires « publicistes », etc. Cette imputation à Jean Carbonnier de nombreuses occurrences scientifiques ou intellectuelles est néan- moins frappante par une absence : le droit public. Autre- 1. Hommage à Jean Carbonnier, Dalloz, 2007. 2.Rémy Libchaber, « La pensée économique de Jean Carbonnier : l’exemple de la monnaie ». R. Libchaber traite en réalité de l’intérêt de Jean Carbonnier pour le statut de la monnaie dans les relations juridiques. Cette réflexion est tour- née vers le droit privé, à la monnaie « en tant que principe organisateur d’une partie essentielle du droit civil,celle qui est relative aux relations patrimoniales » 3. Sur ces catégories, et spécialement sur celle d’« intellectuel », voir notam- ment : Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris Armand Colin, 1986 ; Christophe Charle, Naissance des « intellectuels » (1880-1900), Paris, Éditions de Minuit, collection « Le sens com- mun », 1990 ; Didier Masseau, L’invention de l’intellectuel dans l’Europe du XVIIIe siècle, Paris, P.U.F. collection « Perspectives littéraires », 1994 ; Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, Paris, Éditions du Seuil, collection « Points », 1999. 4. Sur toutes ces questions, s’agissant de la période antérieure à la deuxième guerre mondiale, voir de Christophe Charle, La République des uni- versitaires. 1870-1940, Paris, Éditions du Seuil, 1994, sp. le chapitre 6 : « L’ordre des juristes », p. 243-288. ment dit, aucune pensée « publiciste » n’est imputée à Jean Carbonnier. Cette considération est à rapporter à un autre fait : Jean Carbonnier n’a pas publié dans l’un des grands lieux de sociabilité des publicistes que sont la Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger (RDP) ou les Études et Documents du Conseil d’État (EDCE). Dans le cas des Études et Docu- ments du Conseil d’État, cette non-présence de Jean Carbonnier peut sembler surprenante si l’on songe que l’éminent maître a fréquenté le Conseil d’État comme commissaire du gouvernement dans la discussion de projets de loi à la rédaction desquels il avait contribué 5 mais elle l’est moins si l’on songe que les Études et Documents, somme toute, ne se sont pas considérable- ment ouvertes à des universitaires et, qu’assez logique- ment, elles l’ont été plutôt à des publicistes 6. Des occurrences du droit public — celui-ci étant pré- senté ou perçu comme tel par Jean Carbonnier — sont vérifiables dans des notes de jurisprudence de Jean Car- bonnier, comme celles commises sur la liberté de conscience des fonctionnaires 7 ou sur la liberté du com- merce et de l’industrie 8. Dans ces cas, ce n’est d’ailleurs pas le droit public à proprement parler qui intéresse Jean Carbonnier mais des solutions apportées par le juge admi- nistratif à des questions ayant une résonance en droit privé ou en droit pénal. Plus généralement, la lecture de l’œuvre de Jean Carbonnier avec des œillères de « publi- ciste des années 2000 » 9 laisse apparaître que le grand maître n’a guère « dialogué » avec les publicistes, que le regard porté par Jean Carbonnier sur le droit public est souvent teinté de préjugés et de stéréotypes négatifs, que la vision de la loi ressortant de son « art législatif » est, somme toute, assez éloignée des questionnements sur l’écriture du droit dominants dans cette inclination spéci- fique de la doctrine publiciste qu’est la théorie du droit. Absence de dialogue avec les publicistes « Il est d’usage qu’une introduction à l’étude particu- lière du droit civil », écrit Jean Carbonnier dans son introduction au Manuel de droit civil, « puisse valoir, de surcroît, comme introduction à l’étude générale du droit. C’est que le droit civil a dans sa vocation traditionnelle d’offrir des modèles aux autres disciplines juridiques. Non pas nécessairement qu’il ait le domaine d’applica- tion le plus considérable : s’il l’avait il y a un siècle, il ne l’a sans doute plus aujourd’hui, ayant beaucoup perdu au profit d’autres secteurs du droit (tels que droit admi- nistratif, droit du travail, etc.). Mais ce qui reste vrai, c’est qu’il présente le plus haut degré d’achèvement et, si l’on veut, de perfection : — Fondamentalement, d’abord, parce qu’il répond le plus purement à l’image que l’on se fait de l’essence du droit, équilibre imposé d’en haut à deux individus, balance aux mains d’une déesse ; — Techniquement, aussi, parce que, plus ancien, il a approfondi davantage ses concepts, si bien que les autres disciplines juridiques n’ont pu mieux faire que de les lui emprunter ensuite ». Partant de cette « double exemplarité » du droit civil, Jean Carbonnier définit donc une « structure du droit civil », qui comprend trois catégories : les « phénomènes de droit » — ceux-ci étant eux-mêmes répartis entre les « règles de droit » (loi et coutume) et les « jugements » (les uns « selon les règles de droit », les autres « selon l’équité ») ; la « science du droit » ; la « philosophie du droit ». Et, comme l’annonce l’Introduction du Manuel de droit civil, cette « structure du droit civil » se veut définitive, se donnant à voir en réalité comme une « théorie générale » non pas du droit civil, — ni même du droit civil français — mais comme une théorie géné- rale du droit tout court. Ici, deux observations s’impo- sent. En premier lieu l’on fera remarquer qu’il est de fait que dans cette manière de se représenter le droit civil, le droit français et le droit tout court, Jean Carbonnier renouvelle en même temps qu’il perpétue au fond une tradition dogmatique de la pensée juridique française depuis le XIXe siècle, une tradition dogmatique restée prospère jusqu’à la fin du XXe siècle malgré les révéla- Jean Carbonnier et le droit public 3 Revue administrative n° 380 5. Pour une analyse politiste de cette expertise législative de Jean Carbon- nier (son inscription dans le gaullisme puis sa disparition avec le giscardisme et l’arrivée des socialistes au pouvoir), voy. Antoine Vauchez, « “Quand les juristes faisaient la loi…” Le moment Carbonnier (1963-1977), son histoire et son mythe », Parlement(s), n° 11 (Les juristes et la loi), 2009, p. 105-116, sp. p. 106- 111. François Terré a pour sa part raconté, avec une irrévérencieuse ironie, son expérience partagée avec Jean Carbonnier de commissaire du Gouvernement auprès du Conseil d’État (François Terré, « La méthode législative », in Hom- mage à Jean Carbonnier, op. cit., p. 151-152). 6. Roger Pinto, « La protection des droits de l’homme par les tribunaux judiciaires en France » (EDCE, 1949) ; Gabriel Le Bras, « Le Conseil d’État, régu- lateur de la vie paroissiale » (EDCE, 1950), Marcel Waline, « Étendue et limites du contrôle du juge administratif sur les actes de l’administration » (EDCE, 1956), Robert Pelloux, « La Cour européenne des Droits de l’Homme » (EDCE, 1969). 7. CE, 9 juillet 1943, Ferrand, Recueil critique Dalloz, 1944, p. 160. 8. CE, 22 juin 1951, Daudignac, Recueil Dalloz, 1951, p. 589, note J. Carbon- nier. La note de Jean Carbonnier sur l’arrêt Daudignac se présente en réalité comme une suite de la note écrite par l’intéressé sur un jugement du tribunal correctionnel de Grasse intéressant uploads/S4/ jean-carbonnier-droit-public.pdf
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- Publié le Apv 01, 2021
- Catégorie Law / Droit
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