PHILIPPE MURAY ESSAIS Édition annotée par Vincent Morch LES BELLES LETTRES 2010
PHILIPPE MURAY ESSAIS Édition annotée par Vincent Morch LES BELLES LETTRES 2010 Pour consulter notre catalogue et être informer de nos nouveautés : www.lesbelleslettres.com Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les pays. © 2010, Société d’édition Les Belles Lettres, 95, boulevard Raspail, 75006 Paris. ISBN : 978-2-251-44393-5 L’EMPIRE DU BIEN PRÉFACE L’ENFANCE DU BIEN Le Bien va vite. Le Bien avance. Il galope. Il monte de toutes parts. Il se déploie, s’accroît, gagne du terrain, recrute à chaque minute de nouveaux missionnaires. Le Bien grandit rapidement, - touche peu à peu toutes les issues et interdit les échappées. C’est lui qui refait le jour et la nuit, le soleil et les étoiles, l’espace et le temps. Depuis L’Empire du Bien, le Bien a empiré. Sept petites années lui ont suffi pour couler, se ruer, déferler irrésistiblement, emportant et charriant avec lui tout ce qu’il trouvait sur son passage, renversant ce qui demeurait encore de résistances, débordant de son lit, écorchant ses berges, bondissant à un train d’enfer, ou plutôt de paradis, se répandant partout, s’épanouissant, circulant, conquérant et subjuguant tout ce qui pouvait être encore tenté de s’opposer à lui. Maintenant, il a atteint son objectif. Ou il y est presque parvenu. Et il se perd avec délices dans l’immensité de la Fête, comme un fleuve dans la mer qui lui était promise. Et tout ce qu’il a arraché dans sa course folle, il l’offre à présent aux remous sans fin dans lesquels il s’abîme comme autant de témoignages de leur victoire commune. Ensemble, désormais, le Bien et la Fête, leurs puissances réunies ne se connaissent pas de limites ; et elles se fondent, pour commencer, sur la puissance inventée de leurs prétendus ennemis, dont ces bons apôtres ne cessent de dénoncer la virulence mensongère et les malfaisances archaïques. Le Bien comme la Fête sont chatouilleux, susceptibles, irritables. Ils s’alimentent au sentiment de persécution. D’avoir réduit au mutisme toute opposition ne leur suffit pas ; il faut tout de même qu’ils en agitent sans cesse l’épouvantail. Dans le silence général de la lâcheté, de l’abrutissement ou de l’acquiescement, il leur faut toujours se fortifier d’attaques fantômes, de périls fantoches et de simulacres d’adversaires. En 1991, le Bien n’était encore pour ainsi dire qu’en enfance. Il était loin de connaître tous ses pouvoirs. Il essayait ses forces. Il avait quelque chose d’un bébé hésitant, bafouillant, d’un bambin certes déjà monstrueux, et qui bénéficiait d’une bonne santé préoccupante, mais on pouvait toujours espérer qu’il lui arriverait un accident, une maladie, la mort subite du nourrisson, quelque chose enfin qui sauverait l’humanité du péril fatal que sa rapide croissance, son extension irrésistible faisaient peser sur elle. En 1991 encore, le Bien semblait fragile, comme une simple hypothèse, comme une supposition à laquelle il suffirait de tordre le cou au bon moment pour que les pires des êtres n’essaient pas de la vérifier. On le sentait timide, émotif, craintif vis-à-vis des ricanements que ses premières exactions philanthropiques pouvaient déclencher parmi quelques libres esprits alors existants mais déjà dans un état de survivance précaire. Et Cordicopolis, la cité de cauchemar en rose dont il était en train, aux applaudissements de presque tous, de jeter les fondations, n’avait encore que l’allure d’une ébauche d’utopie ou d’anticipation. Le Bien, en 1991, était dans les langes, mais ce petit Néron de la dictature de l’Altruisme avait déjà de sérieux atouts de son côté. Il commençait à étendre sa prison radieuse sur l’humanité avec l’assentiment de l’humanité. Tous ses antécédents, sous le nom de bien public par exemple, avec ce que cette notion entraîne d’idée de multitude, d’ensemble indifférencié dont il convient de favoriser l’accroissement par l’intermédiaire de la police, de la justice, et bien sûr de la prêtraille médiatique, ne demandaient qu’à s’épanouir grâce à lui et à s’imposer à tous les domaines de l’existence courante. Il ne lui restait plus que de déboucher dans le grand estuaire de l’Amour-en-liesse ; et de faire admettre l’idée que la vie vertueuse est la vie festive. Le Bien a coulé droit dans cette direction. Il s’est dépêché, hâté, précipité en torrent. Il avait un but : on le voit l’atteindre. D’une façon générale, la plupart des thèmes que j’abordais en 1991 n’ont cessé de s’aggraver et de se noircir, même s’ils apparaissent sous des couleurs de plus en plus désirables aux populations. Les cordicocrates foisonnaient déjà. Les cordicoles, cordicolâtres, cordicoliens et cordophiles se multipliaient. Les cordicologues, en revanche, n’étaient pas légion. Et les cordicoclastes, je veux parler des démystificateurs éventuels de la Norme cordicole, observaient le silence. Ils l’observent toujours. Depuis 1991, les acteurs de la Transparence, les possédés de l’Homogène, les croisés de l’abolition de toutes les différences et les enragés des procès rétroactifs se sont déployés avec une frénésie dont plus personne ne songe à contester le bien-fondé. L’opération « Passé propre » est presque terminée. La demande de lois, dont je ne faisais qu’esquisser alors la pathologie, et que j’ai par la suite été amené à définir comme envie du pénal, n’avait pas trouvé encore son bon rythme d’emballement, elle n’était pas encore devenue le cri d’extase et de ressentiment de millions de fourmis humaines auxquelles des juges galvanisés par les encouragements de la harde médiatique offrent le spectacle du calvaire quotidien de leurs politiciens. Elle n’était pas non plus encore tout à fait le puissant accélérateur de changement des mœurs qu’elle devait devenir par la suite ; ni l’idéale machine à criminaliser à tour de bras tout ce qui n’a pas eu l’habileté ou la possibilité de se présenter à temps comme victime séculaire. On n’avait pas encore pu voir, par exemple, les « Comités blancs », nés de la « Marche blanche » de Bruxelles, essaimer en « associations blanches » parées de noms charmants (Les Colombes, Les Anges, Le Lapin, Le Faon), réinventer la vie politique en exigeant l’instauration de « la clause de la personne la plus vulnérable », et prendre des contacts avec les comités de chômeurs et de sans-logis. On n’avait pas encore, en 1991, ouvert tout à fait les vannes aux malfaiteurs radieux du code pénal, ni aux équarisseurs du pouvoir judiciaire. On n’avait pas encore tout à fait, en 1991, changé le sens des mots jusqu’à voir, sans plus jamais s’en montrer intrigué, les pires canailles consensuelles combattre le consensus, et les potentats du néo-conformisme s’élever avec indignation contre le conformisme. En 1991, il était encore possible de s’étonner au spectacle de tant de belles âmes qui commençaient à livrer bataille pour ce qui va de soi (les bonnes causes), et y mettaient une ardeur que l’on aurait sans doute placée, en d’autres époques, sur des théâtres plus paradoxaux, plus périlleux, plus équivoques, donc plus intéressants. En 1991, ceux que je devais appeler, quelques années plus tard, les truismocrates, ces hommes et ces femmes qui remplissent de tout le pathos du monde leur combat contre l’amiante, la pédophilie, le tabagisme, l’homophobie, la xénophobie, parce qu’ils ont remplacé les grandes guerres à mort de jadis par un devoir d’ingérence humanitaire auquel ils donnent les allures d’une croisade perpétuelle, ne patrouillaient pas encore quotidiennement, veillant à ce que nul ne demeure étranger à leurs exploits infatigables. En 1991, toutes les bondieuseries de la « créolisation » généralisée, cette idylle de bergerie en forme d’archipel new age, n’avaient pas encore accompli l’ensemble de leur travail unificateur, mais elles s’y employaient d’arrache- pied. Le Positif, en 1991, ne défilait pas encore sans interruption, et sans plus jamais s’affronter au Négatif, dont pourtant il ne cesse de dénoncer partout les « résurgences » parce que celles-ci le tiennent en vie, en même temps qu’elles lui permettent de poursuivre sa longue bataille des évidences, son épopée du Pléonasme. Rien n’a été démenti de ce que je décrivais. Mais rien ne paraissait non plus encore tout à fait joué. On n’avait pas encore imaginé, en 1991, d’achever de détruire les villes en les transformant en rollers-parks. Et la téléphonie mobile n’avait pas encore été accueillie avec le ravissement que l’on sait par tant d’esclaves qui ne demandent jamais qu’une dose de plus de servitude. L’Empire, depuis, s’est envenimé. C’est ce qu’il a su faire avec le plus de talent. Et l’aventure sexuelle, par exemple, dont j’esquissais le requiem parce que je la prévoyais désormais conjugable au passé, semble une affaire réglée : elle a succombé définitivement à la propagande indifférenciatrice du mouvement sexuel institutionnel de masse (hétéro ou homo), lequel entretient à peu près autant de rapports avec la sexualité individuelle (homo ou hétéro) qu’un carré surgelé avec une truite de rivière. Sur ce point, et au bout de quelques millénaires d’histoire humaine forcément coupable par définition, il a suffi, pour clore en cinq minutes la question, de se convaincre qu’un trop grand intérêt envers la différence sexuelle était source de tous les crimes, et que la différenciation hiérarchique, elle- même génératrice d’« inégalités et d’exclusions », en découlait directement. Le Bien est allé vite. Le Bien s’est démené. Il a uploads/S4/ l-empire-du-bien-philippe-muray.pdf
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- Publié le Nov 06, 2022
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