1 L’EXISTENCE HUMAINE ET SES CONDITIONS JURIDIQUES La tragédie d’Antigone et l’
1 L’EXISTENCE HUMAINE ET SES CONDITIONS JURIDIQUES La tragédie d’Antigone et l’émergence d’un ordre juridique Parmi les superstructures qui déterminent l’existence humaine, il faut tenir compte de celles qui déterminent la manière d’agir et les manières d’être des hommes. Ceux-ci sont le point d’application de tout un jeu d’obligations et de contraintes qui procèdent des mœurs, des habitudes collectives et des dispositions morales, qu’on les envisage avec les anciens comme des vertus ou avec les modernes comme des valeurs. On ne peut pas comprendre l’existence humaine sans ces dimensions d’obligation et d’interdiction qui prennent notamment une forme particulière dans le droit positif 1 (La Justice). Ce dernier s’inscrit dans l’émergence d’un ordre politique qui s’autonomise par rapport à l’ordre religieux (La Religion). C’est un aspect qu’exprime nettement Sophocle dans sa pièce Antigone (v. 443 avant J.-C.) en racontant le conflit tragique qui oppose Antigone à Créon (voir références culturelles, mythe et tragédie). Antigone, la fille d’Œdipe désormais défunt, brave le décret pris par le nouveau roi de Thèbes, Créon qui est aussi le frère de Jocaste et donc l’oncle d’Antigone. Créon interdit sous peine de mort qu’on ensevelisse Polynice, le frère d’Antigone. Ce dernier avait pris les armes contre la cité alors dirigé par son frère Étéocle. Thèbes sort vainqueur, aussi accorde-t- on les honneurs de la sépulture à Étéocle tandis qu’on les refuse à Polynice. Antigone n’accepte pas que le pouvoir politique ait la primauté sur la loi non écrite qui impose d’enterrer les morts. Hegel interprète dans ses Leçons d’Esthétique cette tragédie comme l’opposition entre les lois de la cité et celles de la famille : « Tout est conséquent dans cette tragédie : la loi publique de l’État et l’amour familial intérieur se trouvent mutuellement en conflit : c’est la femme, Antigone, qui a l’intérêt familial pour passion [pathos] 2, c’est l’homme Créon qui a la prospérité de la communauté pour passion [pathos]. Polynice luttant contre sa propre patrie est tombé sous les murs de Thèbes et Créon, le 1 « droit positif » : le droit en vigueur, le droit posé par distinction avec le droit naturel, droit fondé dans la nature. 2 Comprendre l’affect qui est le motif ou le ressort fondamental de son action dans la pièce. 2 souverain menace de mort par décret public quiconque fera rendre à l’ennemi de la cité les honneurs de la sépulture. Mais Antigone ne se laisse pas détourner par un ordre qui ne concerne que le bien public, et elle s’acquitte du devoir sacré de l’inhumation, selon la piété qui lie la sœur au frère. Ce faisant elle invoque la loi des dieux ; mais les dieux qu’elle vénère sont les Dieux inférieurs de l’Hadès (v.451), les dieux intérieurs du sentiment, de l’amour, du sang et non pas les dieux diurnes de la vie libre et consciente de soi du peuple et de l’État ». G.W.F. Hegel, Leçons d’esthétique, II, section 2, c.1 (trad. Emmanuel Martineau), Werke XVI, p.13 L’existence humaine est donc aussi affaire de loi et de droit. La fonction anthropologique fondamentale du droit est, si l’on en croit l’ancienne formule latine du Digeste (récapitulation et compilation tardive du droit romain) d’« instituer la vie: vitam instituere. L’une des conquêtes essentielles en la matière est la distinction opérée pour la première fois aussi nettement par le droit romain entre les personnes (personae), les biens ou les choses (res) et les actions (actiones). On la trouve dans les Institutes (v. 160 ap. JC) de Gaius (120-180) et elle constitue une distinction fondamentale du droit, une « summa divisio » (repère public-privé) : Texte 28 « II. De la division du droit §.8 Tout le droit que nous utilisons se rapporte soit aux personnes, soit aux biens, soit aux actions. III. De la condition des hommes. §.9 La division principale relative au droit des personnes est celle-ci : tous les hommes sont soit libres, soit esclaves. §.10 Les hommes libres se divisent en outre en ingénus et affranchis. §.11 Les ingénus sont ceux qui sont nés libres ; les affranchis sont ceux qui, par manumission*, ont été délivrés d’une juste servitude. » *manumission (droit romain) : « affranchissement de l’esclave ». Gaius, Institutes (trad. C. -A. Pellat), Libraire Thorel, 1844, p.6 Sur la base de cette distinction s’est élaborée la notion de personnalité juridique. Le terme latin de persona (traduction du grec prosôpon) dans le latin classique désignait le masque de théâtre : « À travers le masque brillent les yeux du comédien » (ex persona ardent oculi histrionis) – lit-on dans le De Oratore (De l’Orateur, 2 193) de 3 Cicéron – et « résonne » sa voix (jeu de mots avec per-sonare « qui sonne à travers »). De là, persona en est venu progressivement à désigner le « rôle », le « caractère », le « personnage », puis un « individu » ou une « personnalité ». L’usage de cette notion de personne a été infléchi par la théologie chrétienne avec le thème trinitaire. Le Dieu chrétien est en effet un et trois en même temps. Le mystère de la Trinité a ainsi, après bien des discussions et des condamnations pour hérésie, été formalisé par l’usage de concepts empruntés à la philosophie antique : une substance (la nature divine) et trois personnes (le Père, le Fils et le Saint- Esprit), la Trinité étant la manière dont Dieu est un. Le terme de persona a ainsi pris son sens philosophique précis en théologie. Au terme de ce processus, on trouve ainsi cette définition classique de la persona chez Boèce qui l’unit à la notion d’individu devenue classique : Texte 29 « La personne (persona) est une substance individuelle (individua substantia) d’une nature rationnelle ». Boèce (Anicius Manlius Severinus Boethius), Contre Eutychès et Nestorius, in Courts traités de théologie, (trad. Hélène Merle), CERF, 1991, p.59. La Personne au sens juridique, l’idée de persona ficta (personne fictive) L’application de la notion de personne au sujet individuel (à la fois singulier unique et indivisible) a été étendue au courant du moyen-âge par l’application de la catégorie de personnalité à des fictions juridiques. L’élaboration de la notion juridique de persona ficta, sous le pontificat d’Innocent IV (vers 1180/90–1254), a conduit à ce que la personne ne désigne plus seulement des individualités physiques concrètes (autrement dit que l’on peut toucher), mais également des êtres de fictions qui, quoique qu’ayant une existence imaginaire, n’en sont pas moins des sujets de droit effectifs. Une abbaye, puis plus tard une société privée ou publique, et enfin un État, sont ainsi considérés comme des sujets de droits, ayant une personnalité juridique, susceptibles de passer et de rompre des contrats, ou pour les États de déclarer une guerre ou de signer une paix. Bien évidemment, ce sont toujours des personnes physiques qui passent ces contrats et signent ces actes, mais elles ne le font qu’en tant que représentants, lieutenants, de ces entités fictives. La condition de sujet de droit doué d’une personnalité morale, au sens juridique, et jouissant de droits déterminés détermine ainsi 4 essentiellement l’existence humaine sur le plan politique. Elle l’affecte aussi sur le plan des normes morales. LA CONDITION MORALE DE L’EXISTENCE HUMAINE Parmi les formes d’obligation qui s’imposent à l’existence humaine et en détermine le cours, outre le droit positif et les contraintes qui en procèdent, il y a des règles issues des coutumes et des mœurs, parfois médiatisées par le jeu des croyances religieuses, et les règles de moralité (Perspective La Politique et La Morale, Le Devoir). Elles imposent que tout être humain soit considéré comme une personne morale caractérisée par sa dignité. La personnalité, sujet singulier responsable de ses actes, capable d’agir par devoir, devient alors une catégorie morale indissociable de la liberté humaine (La Liberté). Là encore l’idée de personne n’est pas sans lien avec la fonction de masque. « L’idée de personne-masque » a contribué à la formation de personne morale. Cette perspective est particulièrement remarquable dans la tradition du stoïcisme pour laquelle l’éthique est en partie modelée sur le rapport entre l’acteur et son masque. Avec cette double contrainte auquel soumet le déterminisme aux accents fatalistes de la doctrine stoïcienne : l’acteur ne peut pas s’identifier avec son rôle, ni prétendre le choisir. « Souviens-toi que tu es acteur dans une comédie, celle qui plaît au maître : s’il la veut longue, joue-la longue ; si courte, joue-la courte : s’il veut que tu joues le rôle d’un pauvre, joue-le avec grâce ; de même si c’est celui d’un boiteux, d’un magistrat, d’un plébéien. Car c’est ton fait de bien jouer le rôle qui t’est donné ; mais le choisir, c’est le fait d’un autre. » Épictète, Manuel, (trad. Jean-Marie Guyau), éd. Delagrave, 1875, p.21 Jouer son rôle, remplir son office, se tenir à la hauteur est ce qui permet à l’homme de se tenir droit dans l’existence. Il s’en faut cependant que l’on ne risque pas d’être la dupe de ses propres identifications. Risque dont Épictète est par ailleurs bien conscient : « Le uploads/S4/ l-x27-existence-humaine-et-ses-conditions-juridiques-la-tragedie-d-x27-antigone-et-l-x27-emergence-d-x27-un-ordre-juridique.pdf
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- Publié le Aoû 12, 2021
- Catégorie Law / Droit
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