M. Jean-Pierre Dedieu L'Inquisition et le Droit: analyse formelle de la procédu

M. Jean-Pierre Dedieu L'Inquisition et le Droit: analyse formelle de la procédure inquisitoriale en cause de foi In: Mélanges de la Casa de Velázquez. Tome 23, 1987. pp. 227-251. Citer ce document / Cite this document : Dedieu Jean-Pierre. L'Inquisition et le Droit: analyse formelle de la procédure inquisitoriale en cause de foi. In: Mélanges de la Casa de Velázquez. Tome 23, 1987. pp. 227-251. doi : 10.3406/casa.1987.2492 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/casa_0076-230X_1987_num_23_1_2492 L'INQUISITION ET LE DROIT. . ANALYSE FORMELLE DE LA PROCEDURE INQUISITORIALE EN CAUSE DE FOI Jean-Pierre DEDIEU Ancien membre de la Section Scientifique En dépit d'une immense littérature sur le Saint Office, il n'existe pas de synthèse claire décrivant la procédure inquisitoriale d'un bout à l'autre d'une affaire1. Cette lacune se fait sentir chaque jour davantage depuis que les dossiers de ce tribunal sont devenus une source importante pour des chercheurs de disciplines diverses. Le présent article a pour principale ambition de combler partiellement cette lacune. Il voudrait aussi poser les bases d'une collaboration avec les historiens du droit en vue d'entreprendre une comparaison systématique des différentes procédures criminelles en usage dans l'Espagne moderne (laïque, ecclésiastique, inquisitoriale, mili taire). Marquons d'abord les limites de notre travail. Il ne traite que des causes de foi, celles où la cour s'occupe d'hérétiques, ou soi-disant tels. Il ne concerne donc pas les procès criminels (procès civils aussi dans la Couronne d'Aragon) où étaient impliqués ses agents et procès civils liés à l'exécution 1. La meilleure synthèse reste, à mon sens : Henry-Charles Lea, History of the Inquisition of Spain, réimpression, New York, The American Scholar Publications Inc., 1966, 4 vol. (lère édition: 1906-1907), t.III, p.36-229. Mélanges de la Casa de Velazquez, (M.C. V.) 1987, t.XXIII, p.227-251. 228 JEAN-PIERRE DEDIEU des sentences de confiscation2: l'Office les jugeait en appliquant une procédure très semblable à celle qu'utilisaient les cours séculières. A l'intérieur même de l'ensemble des causes de foi, il faut distinguer les procès "en forme" (en forma) de procès que je qualifierai d'"allégés", abrégés de diverses manières, jusqu'à se réduire, dans de nombreux cas, à une simple confession spontanée, suivie d'une pénitence immédiatement donnée par le juge3. J'ai intitulé ce travail, enfin, "analyse formelle". Je vais suivre, en effet, le déroulement des affaires de l'extérieur, je vais en définir les étapes, énoncer les règles qui régissent le passage de l'une à l'autre et qui président aux choix que les juges et leurs collaborateurs doivent faire. Mais ce n'est là qu'une partie de la réalité. Car sous ces formes, d'ailleurs scrupuleusement respectées, et qui, à ce titre, ont une grande importance pour comprendre la marche du procès, se déroule un drame psychologique entre l'inquisiteur et l'accusé, dont l'issue se révèle tout aussi déterminante. Par bien des aspects, la cause de foi s'apparente à ce que les psychologues nomment en termes techniques un "lavage de cerveau". Je laisserai de côté cet aspect des choses4. a) Les sources du droit. Il n'existe pas de corpus universel, immuable et unique de droit inquisitorial. Les textes auxquels se réfèrent les inquisiteurs d'Espagne sont de plusieurs types. A la base, le "droit commun", un ensemble de règles et de 2. La juridiction de l'Inquisition sur ses agents était régie par des "concordias" passées avec le pouvoir séculier. Le texte des principales a été souvent publié, mais il n'existe pas d'étude systématique. Les procès liés à l'exécution des sentences de confiscation dits "causes de biens confisqués", étaient jugés par un organisme distinct de l'Inquisition proprement dite, quoique lié à elle par de multiples liens, le "tribunal du juge des biens confisqués". Cette activité "secondaire" était loin d'être négligeable. Ainsi AHN INQ, lib. 237, f.l-107R°, qui dresse la liste des seules affaires non de foi montées en appel de l'Inquisition de Tolède à la Suprema entre le milieu du XVIe siècle et le milieu du XVIIIe, enregistre-t-il: cent cinq "causes de biens"; deux cent vingt-quatre "causes criminelles", presque toutes contre des familiers ou des commissaires; plus quelques- unes de honor de oficio, contre des agents d'autres cours accusés d'avoir attenté à la juridiction de l'Office; deux cent soixante-huit "causes civiles", dans leur majorité procès intentés aux autorités séculières qui ne respectaient pas les privilèges de familiature, mais aussi procès civils au sens moderne, impliquant des officiers du tribunal (procès pour héritage, etc.). 3. Je développe ce point dans: L'administration de la foi. L'Inquisition de Tolède et les vieux-chrétiens (XVIe-XVIIe siècles), à paraître. 4. Sur le "lavage de cerveau", cf. Robert Jay Lifton, Thought Reform : and the Psychology of Totalism. A Study of Brainwashing in China, Londres, Victor Gollanez Ltd., 1962, X+510 p. Je développe également ce point dans l'ouvrage signalé à la note 3. L'INQUISITION ET LE DROIT 229 techniques dérivées, pour une part, du droit romain, theorisation, pour une autre, de la pratique et très largement influencées par les dispositions canoniques que la papauté multiplie depuis le XIe siècle. Tous les juristes de l'époque l'avaient appris à l'Université. Il couvre tous les aspects de la vie juridique et c'est à lui que se référaient presque tous les magistrats d'Occident en l'absence de norme plus précise. Sa prégnance était si forte qu'il s'imposait souvent contre les règles mêmes du droit national, qu'elles soient restées à l'état de coutume orale ou qu'elles aient été couchées par écrit et sanctionnées par l'autorité royale. C'était une espèce de fonds commun dans lequel tous puisaient et dont l'existence donnait une homog énéité certaine à l'ensemble des pratiques judiciaires d'une bonne partie de l'Europe, quel que soient le pays et la juridiction concernée5. A un second niveau, le procès inquisitorial était régi par des textes spécifiques de droit canonique, émanés de la papauté. Les plus nombreux se trouvaient dans le recueil du Sexte (Boniface VIII, 1298, vingt chapitres) et dans les Clémentines (Jean XXII, 1317, trois chapitres). Ces dispositions constituaient le fondement du droit inquisitorial proprement dit. Elles définissaient la juridiction de l'Office et les traits originaux de sa procédure par rapport au droit commun. Elles restèrent en vigueur, en principe et souvent en fait, jusqu'à l'abolition du tribunal. Elles s'appliquaient, bien entendu, à toutes les Inquisitions du monde catholique, à l'espagnole Tout le livre d'Alonso Maria de Paz Alonso Romero, El proceso penal en Castilla (siglos XIII-XVIII), Salamanque, Université de Salamanque, 1982, montre comment les règles judiciaires proprement castillanes, fixées entre autres par les Partidas, sont restées lettre morte, les juges appliquant unanimement le "droit commun" sans s'occuper des normes nationales. Ce mouvement intégrateur, qui naît et se développe au Moyen Age sous l'effet de la redécouverte du droit romain, mais surtout de l'apparition d'un pouvoir pontifical influent et de l'émergence des universités, connaît sans doute son apogée au XVIe siècle. La rupture de la chrétienté occidentale, la méfiance de plus en plus affirmée des Etats à l'égard de tous les pouvoirs qui échappent à leur contrôle, l'affirmation progressive de nouveaux principes de droit, amenèrent son déclin. En Castille même, dès le début du XVIIe siècle, de nombreux auteurs réclament le respect strict des lois de la nation, sans plus s'occuper du "droit romain" (Francisco Tomas y Valiente, Manual de historia del derecho espanol, Madrid, Tecnos, 1979, p.317-318). Il faudra, cependant, attendre le XIXe siècle pour que soit consommée la rupture. 230 JEAN-PIERRE DEDIEU comme aux italiennes et à la portugaise 6. Elles ne pouvaient être modifiées ou suspendues que par décision pontificale, même en Espagne, où elles ne relevaient pas de la délégation de pouvoir que le Souverain Pontife avait concédée à l'inquisiteur général7. Elles ne couvraient cependant pas tous les domaines et leur généralité laissait une grande place à l'interprétation quant à leur application concrète. Pour réduire celle-ci, les inquisiteurs généraux publièrent, à des dates diverses, des dispositions appelées "instructions" que toutes les cours sous leur autorité étaient tenues de respecter à la lettre, beaucoup plus précises, mais qui, elles non plus, ne prétendaient pas à l'exhaustivité et ne visaient 6. Le Corpus Juris Canonici, nom sous lequel est connu depuis la fin du XVIe siècle l'ensemble des textes normatifs principaux du droit canon, comprend à cette époque le Décret de Gratien (composé vers 1150), les Décr étales (Grégoire IX, 1234), le Sexte (sixième livre des Décrète/les, Boniface VIII, 1298), les Clémentines (Jean XXII, 1317, mais préparées par son prédécesseur Clément V) et les Extravagantes (dispositions postérieures aux Clémentines admises dans le Corpus). Jusqu'au XVIIe siècle, chacun de ces textes est presque toujours édité enrobé d'un commentaire quasi-officiel, œuvre de juristes du bas Moyen Age, qui fait autorité (pour le Sexte, la Glose ordinaire, de Jean André). S'y ajoutent les notes propres à chaque éditeur. D'où trois niveaux, mis en relief par la typographie, qui place au centre le texte originel, l'encadre de la glose ordinaire et remplit les marges de commentaires. Le Dictionnaire de Droit Canonique donne, à l'article "Corpus Juris Canonici" un exposé très clair de ces problèmes. Il n'existe pas, à l'heure actuelle, d'édition des textes canoniques concernant l'Inquisition. J'ai personnellement utilisé les ouvrages suivants: Liber Sextus Decre- talium... cum Epitomis, divisionibus et Glossa ordinaria Domini Johannis Andrée..., Lyon, Hugues de uploads/S4/ l-x27-inquisition-et-le-droit-analyse-formelle-de-la-proce-dure-inquisitoriale-en-cause-de-foi-j-p-dedieu.pdf

  • 45
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Sep 13, 2022
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
  • Taille du fichier 1.8470MB