La place du préjudice en droit d

        La place du préjudice en droit de la responsabilité civile Mustapha MEKKI « Une justice inspirée par la pitié porte préjudice aux victimes »1. 1. Trop de réparation tue la réparation – Entre le juste et l’injuste, la réparation du préjudice, à l’instar de toute question juridique, doit trouver son point d’équilibre. Les différentes interventions des participants japonais et français à ce « Work shop » sur la notion de préjudice ont révélé toute la difficulté qu’il y a à trouver ce juste milieu si cher à la philosophie antique : « ce qui est milieu du point de vue de l’essence est un sommet du point de vue de l’excellence »2. En ce sens, si une acception extensive des préjudices réparables semble, a priori, bénéfique aux victimes, il ne faut pas en négliger les effets pervers : qui trop embrasse, mal étreint ! 2. Le préjudice, à la croisée des chemins – Le choix opéré par M. le Professeur Katsumi Yoshida et par M. le Professeur Naoki Kanayama de mener une réflexion croisée, franco-japonaise, sur le thème du préjudice est des plus pertinent. Le préjudice est à la 1 Les hébreux, in Le Talmud. 2 Aristote, Ethique à Nicomaque, Nouvelle traduction avec introduction, notes et index de J. Tricot, 8ème tirage, Librairie J. Vrin, 1994, II, 6, 1007a. Le juste milieu est la plus grande des vertus entre deux extrêmes, entre deux vices, selon la pensée aristotélicienne. Le juste milieu est le meilleur équilibre afin de neutraliser les extrêmes.     croisée des chemins du droit3, de la sociologie4, de la philosophie5 et de l’économie6. 3. Préjudice, noyau dur du droit de la responsabilité civile – Le préjudice est le nerf de la guerre en matière de responsabilité. Ce n’est pas un hasard si un auteur ose clamer qu’il « n’est pas illogique de cherche à borner l’étendue de la responsabilité en jouant sur ce qui est désormais son élément premier, tant du point de vue de la genèse du droit à réparation que du point de vue théorique, à savoir le préjudice »7. Selon le Dictionnaire Le Petit Robert, le préjudice désigne « la perte d’un bien, d’un avantage par le fait d’autrui ; acte 3 V. not. X. Pradel, Le préjudice dans le droit civil de la responsabilité, Préf. P. Jourdain, L.G.D.J., 2004 ; C. Calfayon, Essai sur la notion de préjudice, Thèse Paris I, 2007. 4 E. Lévy, Responsabilité et contrat, Rev. crit., 1899, p. 361 ; Descamps, Catastrophe et responsabilité, in Revue française de sociologie, XIII, 1972, p. 376 et s. ; Fr. Terré, Propos sur la responsabilité civile, in La responsabilité, A.P.D., 1977, Sirey, p. 37 et s. ; L. Husson, Les transformations de la responsabilité. Etude sur la pensée juridique, P.U.F., 1947 ; Fr. Ewald, L’Etat- providence. Grasset, 1986. 5 P. Ricoeur, Le concept de responsabilité. Essai d’analyse sémantique, in Le juste, éditions Esprit, coll. Philosophie, 1995, p. 41 et s. ; L. Engel, Vers une nouvelle approche de la responsabilité. Le droit français face à la dérive américaine, Esprit, juin 1993 ; J.-M. Domenach, La responsabilité. Essai sur le fondement du civisme, éd. Hatier, Optiques philosophie, 1994 ; A. Etchegoyen, Le temps des responsables, Pocket, Agora, 1996 ; du même auteur, La vraie morale se moque de la morale, Etre responsable, éd. Du Seuil, 1999. 6 G. Maître, La responsabilité civile à l’épreuve de l’analyse économique du droit, Préf. H. Muir-Watt, L.G.D.J., 2005 ; Calabresi, The cost of accidents, 1990 ; B. Deffains, L’évaluation des règles de droit, un bilan de l’analyse économique de la responsabilité, Revue d’économie politique, novembre- décembre 2000, p. 752 et s. ; Fr. Seuriot, La théorie économique de la responsabilité et le positivisme juridique, Droits, 1986, n° 4, p. 137 et s. 7 J.-S. Borghetti, Les intérêts protégés et l’étendue des préjudices réparables en droit de la responsabilité civile extra-contractuelle, in Etudes G. Viney, L.G.D.J., 2008, p. 145 et s., spéc. p. 148. La place du préjudice en droit de la responsabilité civile (Mekki)    ou événement nuisible aux intérêts de quelqu’un et le plus souvent contraire au droit, à la justice ». Cette définition, qui n’a rien de juridique, a le mérite de mettre le doigt sur le caractère relationnel de la notion de préjudice. Elle ne concerne pas que la victime. Elle est le rapport qui se noue entre l’auteur d’un préjudice et la victime de ce préjudice. Aborder le préjudice suppose de ne pas négliger cet aspect relationnel car toute solution équilibrée suppose de prendre en compte à la fois les intérêts de la victime et ceux de l’auteur actuel ou potentiel du préjudice. Cette définition met également en lumière l’instauration d’un rapport triangulaire entre l’auteur, la victime et une tierce personne qui incarne le droit ou la justice. Ainsi raisonner sur la notion de préjudice suppose aussi de s’interroger sur la fonction du Droit et le rôle de la justice en vue d’une conciliation des intérêts de l’auteur du dommage et de la victime. Ainsi, « c’est au système juridique de décider si un effet donné (du fait générateur) est un mal ou un bien »8. Dans une acception plus juridique, le Vocabulaire juridique de l’Association Henri Capitant propose deux principaux sens au mot préjudice. Dans un premier sens, il est synonyme de dommage : « le dommage est subi par une personne dans son intégrité physique (préjudice corporel, esthétique), dans ses biens (préjudice patrimonial, pécuniaire, matériel), dans ses sentiments (préjudice moral) qui fait naître, chez la victime, un droit à réparation ». De nouveau, la définition juridique met en lumière la naissance d’un lien de droit9 entre un sujet actif, la victime, et un sujet passif, l’auteur du droit. Cependant, en droit, un deuxième sens est parfois proposé afin de distinguer le dommage du préjudice10, 8 T. Weir, La notion de dommage en responsabilité civile, in Common law, d’un siècle à l’autre, sous la dir. P. Legrand, Montréal, Blais, 1992, p. 13 et s., spéc. p. 35. 9 E. Jeuland, L’énigme du lien de droit, R.T.D. civ., 2003, p. 455 et s. 10 Sur cette distinction, v. C. Bloch, La cessation de l’illicite. Recherche sur une fonction méconnue de la responsabilité civile extraontractuelle, Préf. R. Bout, Avant-propos Ph. le Tourneau, Dalloz, 2008, spéc. n° 119 et s., p. 125 et s. ; v. égal., S. Rouxel, Recherches sur la distinction du dommage et du préjudice en     comme l’a d’ailleurs rappelé Mathilde Boutonnet lors de son intervention. Le préjudice serait à distinguer « du dommage dont il serait la conséquence ». A certains auteurs d’en conclure que « pour penser rationnellement le droit de la responsabilité civile, il convient de reconstruire ce droit à partir des notions mêmes de dommage et de préjudice qu’il faudrait peut-être approfondir et distinguer là où elles sont traditionnellement considérées comme équivalentes. (…) Une chose est la lésion, l’atteinte, celle des corps (dommage corporel), des choses (dommage matériel), des sentiments (dommage moral) ; autre chose sont les répercussions de la lésion, de l’atteinte, répercussions sur le patrimoine, répercussions sur la personne de la victime, sur ses avoirs (préjudice patrimonial) et sur son être (préjudice extrapatrimonial) »11. Le dommage serait objectif et le préjudice serait subjectif. Le Rapport de l’avant-projet de réforme de droit des obligations et de la prescription, avant-projet P. Catala, reprend cette distinction puisque les auteurs du rapport expliquent leur volonté de « donner des sens distincts aux termes « dommage » et « préjudice », le dommage désignant l’atteinte à la personne ou aux biens de la victime et le préjudice, la lésion des intérêts patrimoniaux ou extra-patrimoniaux qui en résulte »12. Un autre critère de distinction est parfois proposé. Le dommage relèverait du fait alors que le préjudice relèverait du droit. Le préjudice serait ainsi un dommage juridiquement réparable, l’atteinte à un intérêt juridiquement protégé13, définition d’ailleurs proche de celle que droit civil français, Thèse Grenoble, 1994, p. 11 et s. 11 Ph. le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz Action, 2006-2007, n° 1309. En faveur de cette distinction, v. égal. L. Cadiet, Les métamorphoses du préjudice, in Les métamorphoses de la responsabilité, Journées René Savatier, P.U.F., 1997, p. 63. 12 Note subpaginale sous l’article 1343 de l’avant-projet de Code civil. 13 En ce sens, Y. Lambert-Faivre (sous la dir.), Rapport sur l’indemnisation du dommage corporel, Paris, Ministère de la justice, juin 2003, spéc. p. 7 : « Le « dommage » relève du fait, de l’événement qui est objectivement constatable, et qui demeure au-delà du droit. (…) Le « préjudice » relève du droit, il exprime La place du préjudice en droit de la responsabilité civile (Mekki)    l’on retrouve dans l’article 709 du Minpo, depuis la révision linguistique de 200414. Cette distinction est primordiale afin de comprendre que le droit doit opérer des arbitrages et que certains dommages ne peuvent pas, au regard du droit, être juridiquement réparés 15 . On uploads/S4/ la-place-du-prejudice-en-droit-de-la-responsabilite-civile-mustapha-m.pdf

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  • Publié le Fev 03, 2022
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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