RTD Civ. RTD Civ. 2015 p.517 Le droit souple de la responsabilité civile Lucien
RTD Civ. RTD Civ. 2015 p.517 Le droit souple de la responsabilité civile Lucien Maurin, Maître de conférences à Aix-Marseille Université, Laboratoire de droit privé et de sciences criminelles - EA 4690 L'essentiel La pratique du droit de la responsabilité civile a un rythme qui lui est propre. Elle évolue au gré des bouleversements qui affectent la société. Ce besoin constant d'évolution s'accommode mal avec le caractère relativement figé des dispositions législatives qui régissent la matière. Pendant longtemps, l'adaptation conjoncturelle du droit de la responsabilité civile a été permise par le juge. Désormais, elle est aussi favorisée par le recours aux instruments de droit souple. Outre l'adaptation temporelle du droit de la responsabilité civile, les instruments de droit souple assurent son adaptation matérielle. Ils permettent ainsi par exemple de caractériser la faute ou le dommage réparable, notamment lorsque ceux-ci sont d'une très grande technicité. Les manifestations du droit souple ne se limitent pas au droit établi. Elles sont aussi prégnantes dans le droit en devenir de la responsabilité civile. Le recours aux instruments de droit souple n'est toutefois pas sans incidence... 1. Le droit souple, source de droit - L'ordre juridique n'est pas un ensemble homogène de règles de conduite impératives et contraignantes (1). Les voies empruntées pour le démontrer sont nombreuses. Pour certains, cela tient au fait que la règle de droit est détachée de toute idée de sanction (2). Pour d'autres, la règle de droit est bien une norme sanctionnée, mais la sanction dont il s'agit est détachée de toute contrainte (3). Enfin, des auteurs ont mis l'accent sur la fonction de la règle de droit pour souligner qu'à côté des normes juridiques traditionnelles « à fonction directive autoritaire » existent des « normes à fonction directive souple » (4). Les premières imposent un modèle, relevant de l'ordre ou du commandement, là où les secondes proposent un modèle, relevant de la recommandation ou du conseil (5). Quel que soit l'angle d'analyse retenu, le constat est identique : les normes juridiques, règles de conduite obligatoires et contraignantes, bien que majoritaires (6), ne sont qu'une variété particulière de normes parmi bien d'autres. Les foyers générateurs de droit sont multiples et diffus. Des normes « surgissent de partout, à tout moment et dans tous les sens, du fait de l'éparpillement de pouvoirs normatifs divers au-dessous, à côté et au-dessus de l'État » (7). Parmi ces foyers générateurs de droit, certains ne disposent pas du pouvoir d'émettre des normes contraignantes (8). Cela favorise le développement d'actes juridiques qui, bien que non contraignants, produisent des effets juridiques (9) : ce sont les instruments de soft law ou de « droit souple » (10). Ainsi caractérisée, la notion de droit souple est une catégorie assez « accueillante » (11), charnière entre le non-droit, car elle comprend des règles produisant des effets juridiques, sans toutefois être du droit dur, car ces règles n'ont pas de caractère contraignant. Les manifestations du droit souple sont nombreuses - déclarations, recommandations, directives, avis, chartes et autres codes de conduite... - et peuvent être multipliées à l'infini (12). Le foisonnement de ces instruments est à l'origine de nombreux questionnements. Faut-il y voir de véritables sources, des « quasi-sources » (13), des « pseudo-sources » (14), des « sources subalternes » (15) ou, plus radicalement, des « fausses sources » (16) du droit ? Notre étude n'a pas pour principal objet de déterminer si ces règles de soft law sont une source du droit (17) mais nous partons du constat que de telles règles sont assurément a minima source de droit (18). C'est tout particulièrement le cas en droit de la responsabilité civile. 2. La place du droit souple dans la scénographie du droit de la responsabilité civile - Il n'est pas inhabituel d'user du lexique théâtral pour tenter de rendre compte des mouvements touchant les sources du droit de la responsabilité civile. Des « acteurs principaux » (19), la loi et le juge, assurent la mise en mouvement. Si, à l'origine, ce droit est légaliste, le relatif mutisme ultérieur du législateur (20) fut propice au développement du rôle du juge, qui est alors devenu la source principale du droit de la responsabilité civile. Celui-ci a fait preuve de pouvoir interprétatif, lorsqu'il est par exemple venu préciser les notions-cadres contenues à l'article 1382 du code civil. Le juge a également usé d'un « pouvoir créateur » (21), tantôt en adaptant le texte de loi, tantôt en prenant ses distances avec ce dernier, comme ce fut notamment le cas avec l'arrêt Bertrand consacrant la responsabilité de plein droit des père et mère du fait de leurs enfants mineurs. Le juge a pris ses distances avec la lettre de l'alinéa 7 de l'article 1384 du code civil qui prévoit, expressis verbis, des possibilités d'exonération pour les parents si ceux-ci démontrent « qu'ils n'ont pu empêcher le fait qui donne lieu à cette responsabilité » (22). L'intrigue doit aussi beaucoup à la doctrine. Cette dernière, qu'elle se manifeste individuellement ou collectivement (23), influence la responsabilité aquilienne (24). De nombreuses consécrations législatives (25) et jurisprudentielles (26) doivent être mises à son crédit. Certaines consécrations à venir pourraient lui devoir encore, qu'il s'agisse de projets de réforme d'ensemble du droit des obligations (27) ou visant uniquement le droit de la responsabilité civile (28). Cette présentation ne rend toutefois pas compte de l'ensemble des mouvements, notamment supra-législatifs, qui impactent le droit de la responsabilité civile. D'autres acteurs interviennent, qu'ils soient juges, constitutionnels (29) et européens lato sensu (30), qu'ils soient législateurs européens (31) ou qu'ils appartiennent à la doctrine, s'intéressant au droit européen de la responsabilité civile (32). Cependant, on le concède, il s'agit, sous une configuration différente, sur « un espace scénique plus large », de la même distribution que celle précédemment évoquée : le législateur, le juge et la doctrine. Outre la mise en scène, le « texte » de la pièce est en mutation. Les normes juridiques qui constituent l'ossature du droit de la responsabilité civile ont une densité normative variable. Le tissu normatif de ce droit n'est pas exclusivement constitué de droit dur. Il puise aussi dans le droit souple ou soft law, objet de notre étude. 3. Prendre le droit souple de la responsabilité civile au sérieux - L'intérêt d'engager une réflexion sur « le droit souple de la responsabilité civile » se déduit du hiatus qui sépare l'importance prise par ses manifestations toujours plus nombreuses en ce domaine (I) et par la rareté des études qui y sont consacrées (33). À notre sens, cela tient principalement au fait que le droit souple n'est que peu souvent pris au sérieux, car considéré comme assez éloigné du droit positif. Comme nous l'observerons, cela tient en grande partie aux caractéristiques intrinsèques de la règle de droit souple. Cependant, le recours à ces instruments n'est pas sans incidence sur le droit de la responsabilité civile (II). I - Les manifestations du droit souple en droit de la responsabilité civile 4. La présence (l'omniprésence) des règles de droit souple - Le droit de la responsabilité civile trouve son équilibre dans une oscillation permanente entre le droit savant, entendu ici comme « l'oeuvre de la doctrine » (34) et le droit vivant, entendu comme « le droit tel qu'il est vécu par ses destinataires » (35). Le droit souple intervient tout à la fois dans les droits vivant et savant de la responsabilité civile. Simplement, les raisons du recours au droit souple dans l'un et l'autre de ces domaines sont différentes. Pour ce qui est du droit vivant de la responsabilité civile, les instruments de droit souple permettent d'apporter des précisions utiles, des réponses techniques là où les dispositions régissant la matière, au premier rang desquelles figure l'article 1382 du code civil, pêchent par leur généralité. Cela se vérifie dans l'étude du droit positif de la responsabilité civile (A). Pour ce qui est du droit savant de la responsabilité civile, les instruments de droit souple, par leur force de suggestion, séduisent. Bien que ne disposant pas de force contraignante, ils peuvent servir de modèle ou de sources d'inspiration. Par ce biais, ils façonnent le droit prospectif de la responsabilité civile (B). C'est tout particulièrement le cas lorsque l'on fait fi des frontières pour réfléchir à un droit supranational, notamment européen, de la responsabilité civile. Les projets de l'European Group of Tort Law et du Study Group on European Civil code « ...en ce qu'ils ont, dès avant leur éventuelle reprise dans des textes nationaux ou supra-nationaux une certaine valeur de « modèles » juridiques, peuvent être considérés comme étant du « soft law » (36). A - Le droit souple dans le droit positif de la responsabilité civile 5. La technicité des instruments de droit souple - Au sein des conditions de mise en oeuvre de la responsabilité civile, les manifestations du droit souple sont multiples. Les instruments de soft law interviennent tant pour caractériser le comportement fautif (1) que dans la détermination du dommage réparable (2). 1. Le droit souple dans la caractérisation de la faute uploads/S4/ le-droit-souple-de-la-responsabilite-civile-lucien-maurin.pdf
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- Publié le Jul 27, 2021
- Catégorie Law / Droit
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