R.I.D.C. 3-2007 LES RELATIONS PÉCUNIAIRES ENTRE ÉPOUX Cinquante ans après l’ent

R.I.D.C. 3-2007 LES RELATIONS PÉCUNIAIRES ENTRE ÉPOUX Cinquante ans après l’entrée en vigueur du Code du statut personnel tunisien Lotfi CHEDLY∗ « Aucune innovation n’est impossible à mettre en route puisque l’on trouve dans tous les milieux des éléments favorables a priori. Aucune innovation n’est facile à agréer par l’ensemble d’un milieu parce que partout on rencontre des opposants et des attentistes. » André Demeersman, La famille tunisienne et les temps nouveaux, MTE, 1972, p. 433. Le Code du statut personnel tunisien révèle une audace et un courage du législateur qui a supprimé la polygamie, instauré le divorce judiciaire et prévu de manière générale un régime tendant vers une égalité des sexes au sein de la famille. Cette audace ne se retrouve pas relativement aux relations pécuniaires entre époux (charges du mariage et biens), où le législateur avait été très classique en laissant subsister des règles inégalitaires ou formellement égalitaires. Voulant parachever la réforme, le législateur est intervenu. Concernant les charges du mariage, l’évolution certaine vers l’égalité est incomplète. De plus, elle a conduit à des incohérences… De même, on assiste concernant les biens des époux à une constance du principe de séparation des biens. Des prémices d’évolution existent, puisqu’en 1998, le législateur tunisien a instauré un régime facultatif de communauté des biens. ∗ Agrégé en droit, directeur du Département de droit privé et des sciences criminelles à la Faculté des sciences juridiques politiques et sociales de Tunis. REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 3-2007 552 L’étude de droit tunisien est menée de manière comparée avec les nouveaux droits marocain et algérien de la famille, qui se révèlent sur certains points plus audacieux que leur homologue tunisien… The Tunisian Personal Status Code reveals an audacity and a courage of the legislator who abolished polygamy, founded the judicial divorce and envisaged in a general way a system tending towards an equality of the sexes within the family. This audacity relatively does not exist in the pecuniary relations between spouses (expenses of marriage and goods), where the legislator had been very traditional by keeping rules which are inegalitarian or formally egalitarian. In order to complete the reform, the legislator intervened. Concerning the expenses of marriage, the unquestionable evolution towards equality is incomplete. Moreover, it led to discrepancies... Also, we notice, concerning the property of spouses, a constancy of the principle of separation of goods. The beginnings of evolution exist since in 1998, the Tunisian legislator founded an optional mode of community of goods. The study of Tunisian law is undertaken in comparison to the new Moroccan and Algerian family laws, which appear, on certain points, more audacious than their Tunisian counterpart.... Lorsqu’on s’apprête à visiter le Mausolée du Président Habib Bourguiba, on lit à la porte d’entrée : ici gît Habib Bourguiba, libérateur de la femme et édificateur de l’État tunisien moderne1. Ainsi dans l’œuvre de Bourguiba, l’édification de l’État moderne est associée à la libération de la femme. Cette association n’est pas fortuite : la modernité de l’État passe d’abord par la modernisation des structures familiales, « noyau dur »2 de la société, laquelle ne peut se réaliser lorsque la femme, épouse, fille, mère, grand-mère, petite fille, est opprimée, et ses droits diminués. Telle était clairement la situation de la femme tunisienne avant l’indépendance, et précisément avant la promulgation par un décret du 13 août 1956 du Code du statut personnel3, fierté et pierre angulaire de la Tunisie moderne… Avant cette date, la femme souffrait de sa condition inférieure, inconciliable avec la « dignité »4 humaine et de manière générale 1 Sur l’œuvre décisive du Président Habib Bourguiba dans l’édification de l’Etat tunisien moderne, V. Habib Bourguiba et l’établissement de l’Etat national : Approches scientifiques du Bourguibisme, Actes du premier congrès international qui s’est tenu du 1er au 3 décembre 1999, Etudes réunies et préfacées par A. TEMIMI, Publications de la Fondation Temimi pour la recherche scientifique et l’information, Zaghouan, avril 2000. 2 H. FULCHIRON, « La famille face à la mondialisation », in La mondialisation du droit, Travaux du CREDIMI, vol. 19, Litec, 2000, p. 479 et s., spéc. p. 481. 3 Décret du 13 août 1956 portant promulgation du Code du statut personnel (JORT n° 104 du 28 déc. 1956). D’après l’article 2 de ce décret de promulgation les dispositions du CSP n’entreront en vigueur qu’à compter du 1er janv. 1957. 4 S. BOURAOUI, « Du droit de la femme à la dignité humaine », in Mélanges en l’honneur de Mohamed Charfi, CPU, 2001, p. 431 et s. L. CHEDLY : LES RELATIONS PÉCUNIAIRES ENTRE ÉPOUX 553 avec les droits de l’Homme : les privilèges masculins marginalisaient la place de la femme dans la famille, patriarcale, et dans la société ; la polygamie était permise ; la femme ne pouvait consentir à son mariage que par l’intermédiaire de son tuteur matrimonial, qui avait sous conditions le pouvoir de l’obliger à se marier en vertu du droit du jabr ; l’homme avait la possibilité de répudier son épouse, qui ne pouvait, qu’avec des restrictions énormes, demander devant le juge le divorce ; la tutelle était un privilège masculin appartenant au père… Cette situation privilégiée de l’homme se traduisait dans les relations personnelles et pécuniaires entre époux, par l’élévation de ce dernier au rang de chef de famille, de pilier de la famille, qui devait sur la base de la Qiwama5, entretenir (Nefaqa) son épouse, laquelle était dans la majorité des cas cloîtrée dans la maison, passive et dépendante ; en matière successorale, cela se traduisait aussi par le fait qu’en principe la femme avait des droits inférieurs de moitié à ceux de l’homme placé dans un même rang successoral6. Le Code du statut personnel a, de manière révolutionnaire7, bouleversé cette situation et remis en cause les privilèges et « les acquis » masculins et ce en alliant modernité et Islam8, compris dans son esprit évolutif et libérateur9. En réformant profondément le Droit de la famille, le législateur de 1956 a jeté les bases modernes de l’État tunisien, ce qui explique que la doctrine estime, sans hésitation, que ce Code n’est pas une loi ordinaire, mais qu’il forme avant même la Constitution du 1er juin 1959 la véritable Constitution de la Tunisie10 : il a permis de révolutionner les structures 5 Cette notion a été traduite du Coran (Qawamùn) par « Droit de regard ». Traduction du verset 34 de la Sourate les femmes (verset reproduit infra), Le Coran, traduction par S. MAZIGH, pp. 109-110, Publication de la Maison Tunisienne de l’édition. 6 Cf. pour plus de développements, M. CHARFI, « Droits de l’Homme, Droit musulman et Droit tunisien », RTD 1953-1983, p. 405 et s, spéc. p. 408 et s. 7 Cf. Y. BEN ACHOUR, Introduction générale au Droit, CPU, 2005, p. 154 : l’auteur considère que la promulgation du CSP constitue « une vraie révolution juridique ». 8 M- H. CHERIF, « Les origines du CSP et les circonstances de sa promulgation : de la naissance nationale à l’essor international », Contribution in Colloque sur le CSP : de la naissance nationale à l’essor international, Tunis 19 juil. 2006, coll. « Études parlementaires » n° 9, p. 23 et s. (en arabe). 9 K. MEZIOU, « Femmes et changement, le Code du statut personnel et ses réaménagements, une stratégie du changement par des réformes juridiques », in Femmes et changement, CREDIF, 1999, pp. 29 à 53. V. dans le même sens M. TALBI, Plaidoyer pour un Islam moderne, Cérès éd. Coll. « Enjeux », 1998, p. 63 et s ( surtout pp. 66-67) où l’auteur appelle à une lecture dynamique du texte sacré, en suivant l’esprit du texte on découvrirait le « vecteur orienté » de l’évolution voulue par le Coran. L’auteur estime que l’égalité des sexes est « l’intention profonde de l’Islam » (p. 137). V. du même auteur et dans le même sens : « Faut-il corriger les femmes en les frappant ?, Lecture historique de la sourate I, versets 34 et 35 » in Revue du Maghreb arabe, n°182 et 183, Tunis 1989 (en arabe). 10 Cf. en ce sens par exemple, M- H. CHERIF, « Les origines du CSP et les circonstances de sa promulgation : de la naissance nationale à l’essor international », Contribution in Colloque sur le CSP : de la naissance nationale à l’essor international, Tunis 19 juil. 2006, coll. « Études REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 3-2007 554 familiales et sociales, en particulier en introduisant une dynamique d’émancipation de la femme, en tant que fille, mère et surtout en tant qu’épouse11. Le modèle de la famille patriarcale musulmane est ébranlé par des modifications en profondeur telles que « l’abolition » de la polygamie et l’exigence d’un divorce nécessairement judiciaire12. Cinquante ans après son entrée en vigueur, ce Code demeure révolutionnaire dans le monde arabe et musulman. En attestent les réformes récentes introduites récemment dans les pays du Maghreb arabe : Maroc13 et Algérie14. Ces pays qui ont pris pour modèle le droit tunisien15 n’ont pas pu l’égaler dans son élan réformateur. C’est uploads/S4/ les-relations-pecuniaires-entre-epoux-50-ans-apres-l-x27-entree-en-vigueur-du-csp-tunisien 1 .pdf

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  • Publié le Jui 05, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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