1 LES RUSES DE LA PATERNITÉ EN ISLAM MALÉKITE L'adultère dans la société maure

1 LES RUSES DE LA PATERNITÉ EN ISLAM MALÉKITE L'adultère dans la société maure de Mauritanie Corinne Fortier In Anne-Marie Moulin (éd.), Islam et révolutions médicales. Le labyrinthe du corps. Marseille/Paris, IRD/Karthala : 157-181. « La ruine de trois choses réside en trois choses (affat athlâtha fî thlâtha)1 : garde au grain qui est épuisé par poignées successives (‘ass az-zabia min saffa), garde à la monture éreintée par le jeune cavalier (‘ass al-markub min guffa), garde à la femme perdue par la légèreté de ses mœurs (‘ass al-mra min al-khiffa) (dicton maure). Noblesse familiale et contrôle de la sexualité féminine Cette recherche a été menée dans la société maure de Mauritanie2 qui est islamisée et arabisée depuis très longtemps. Au XIe siècle, les Almoravides (Murâbitûn) ont poursuivi un processus d’islamisation déjà ancien en introduisant l’islam de rite malékite dans cette région. Entre le XIV e et le XVIII e siècle, des tribus arabes (Banî Hassân) ont accéléré l’arabisation du « pays maure » (trâb al-bidân). Au sein de cette société de pasteurs nomades, les individus ont un statut social défini selon une hiérarchie ; celle-ci comprend les nobles, qu’ils soient marabouts (zwâya, zâwi au Trarza et tulba, tâlab en Adrar et au Hawdh) ou guerriers (hassân, hassâni) selon leur tribu d’appartenance (qabîla), les tributaires (znâga, znâgi), les anciens esclaves (harâtîn, hartâni), les forgerons (m‘allmîn, m‘allam) et les griots (îggâwwan, îggîw). Cependant, depuis la sécheresse de la fin des années 1960, la majorité des nomades se sont sédentarisés et se sont installés massivement dans la capitale. 1 Dans un souci de simplification de la transcription des mots du dialecte arabe maure ou hassâniyya, le souligné a été substitué au point habituel sous certaines lettres comme le h aspiré et les emphatiques (d, s, t, z). 2 À côté de la société maure coexistent en Mauritanie les sociétés peule, soninké, wolof et bambara. Ces sociétés ne font pas l’objet de la recherche présentée ici qui porte exclusivement sur la société maure dont la langue maternelle est un dialecte arabe, le hassâniyya. 2 Dans la société maure, l'honneur (hurma) d'une famille noble passe par la sauvegarde de l'honneur de ses filles. Celui-ci réside essentiellement dans le fait qu'elles n'enfantent pas d'enfants illégitimes. Dans ce but, de nombreuses pratiques s'emploient à endiguer le débordement de la sexualité féminine, si redouté. Les fillettes sont tout d'abord excisées le jour de leur nomination, soit sept jours après leur naissance, afin d'empêcher, selon l'explication locale, la croissance de l'organe de leur désir (Fortier, 2012). Pour éviter tout risque d'adultère, elles étaient mariées très jeunes, autrefois dès neuf ans, dans les années quatre vingt dix vers treize ans, soit avant la puberté ou à son début. Cependant, cette pratique du mariage précoce tend aujourd’hui à diminuer, surtout depuis que la promulgation du premier code de statut personnel en 2001, a fixé l’âge minimal légal au mariage à dix huit ans. De plus, avant que la sécheresse des années soixante ne vienne mettre un terme au gavage des fillettes, l'embonpoint entretenu durant leur vie adulte par des cures de lait, restreignait le déplacement des femmes (Fortier 1998 : 210). Enfin, la vie sous la tente, espace ouvert au regard, rendait difficiles les secrets d'alcôve. Encore aujourd'hui, si l'immensité de la capitale et les nouveaux moyens de se déplacer facilitent les amours clandestines, la surveillance de la parentèle au sens très large fonctionne. Le contrôle de la sexualité féminine est d'autant plus important que la femme est d'origine noble, comme le dit un proverbe maure : « La fille de bonne naissance n'accouche pas d'un bâtard » (mint al-halla mâ tfarrak). La naissance d'enfants illégitimes semble avoir été fort rare dans ce milieu, comparé en particulier à celui d'origine servile. En effet, l’illégitimité est publiquement reconnue chez les anciens esclaves qui n'ont, du point de vue des dominants, aucun honneur à préserver. Certains ulémas (‘ulamâ') locaux discutent à ce propos de la licéité de procéder au rituel de nomination3 de ces enfants comme c'est l'usage le septième jour, car ce rituel est indissociable de la filiation. Si l’illégitimité chez les anciens esclaves peut être l'objet de discussion publique, elle ne peut l'être chez les nobles ; aussi, dans ce milieu, le recueil d'informations sur ce sujet est-il particulièrement délicat. Si, pour étudier l'adultère, la distinction des milieux sociaux est nécessaire, celle du genre (gender) se révèle également fondamentale. 3 Pour en savoir plus sur ce rituel de nomination, voir C. Fortier (1998 : 202-203). De même, dans le monde chrétien (Fine 1994 : 312), le prêtre refusait de faire sonner les cloches au baptême d'un enfant illégitime. 3 Inégalité en adultère : vulnérabilité de la femme non mariée D'un point de vue juridique, prouver un adultère est quasiment impossible, sauf si le coupable venait à l'avouer. En effet, il y a très peu de chance qu’il puisse avoir été constaté par quatre témoins, comme le demande un verset du Coran (IV, 19) : « À l'encontre de celles de vos femmes qui commettent la Turpitude, requérez témoignage de quatre d'entre vous ! » (trad. Blachère 1980 : 106). En outre, le droit malékite (fiqh) précise les conditions de validité du témoignage : « Quatre hommes libres, pubères et d’honorabilité testimoniale reconnue, qui attesteront qu’ils ont vu le membre du fornicateur comme le stylet dans le pot à collyre (shâft al-marwid fî al-kahla) (Qayrawânî 1968 : 253-255). Bien qu’exprimé en termes métaphoriques, il est explicite que l’adultère consiste dans l’acte de pénétration. Or, l’exigence de précision d’observation de cet acte pour pouvoir témoigner s’avère improbable dans des conditions réelles. D’autres exigences irréalistes caractérisent ce témoignage : « Ces témoignages devront être portés au même moment et si l’un des témoins ne parfait pas la description comme il est dit ci-dessus, les trois autres qui l’auront parfaite, encourront la peine légale de l'imputation calomnieuse de fornication (qadhf) » (ibid.). Ce traité de droit malékite affirme par ailleurs que ceux qui voudraient se livrer à l’accusation d’adultère peuvent eux-mêmes faire l’objet d’un autre type d’accusation, celle de calomnie. Le fait de condamner pour calomnie celui qui, sans preuve, accuse une femme d’adultère trouve sa source dans le Coran (XXIV, 4-5) : « Frappez de quatre- vingts coups de fouet ceux qui accusent les femmes honnêtes (muhsanât)4 sans pouvoir désigner quatre témoins ; et n’acceptez jamais leur témoignage : voilà ceux qui sont pervers, à l’exception de ceux qui, à la suite de cela, se repentent et se réforment » (trad. Masson 1967, t. 2. : 430). Par conséquent, d’une part, les conditions requises pour témoigner d’un adultère s’avérant irréalisables, il est quasiment impossible d'établir la preuve de relations sexuelles illégitimes. Et, d’autre part, ceux qui tenteraient de témoigner risquent de subir la punition même qu’ils voulaient voir infliger à ceux qu’ils accusaient. Il faut néanmoins préciser que l’impossibilité de prouver l’adultère ne concerne strictement que les individus de sexe masculin ; car pour une femme, la 4 grossesse qui peut survenir à la suite de relations sexuelles illégitimes, est la preuve tangible de sa faute. « Ne jetez pas la pierre à la femme adultère » À l’inégalité sexuelle entre hommes et femmes devant l'accusation d'adultère, s'ajoute une inégalité entre femmes, en particulier entre femmes mariées, ou l'ayant été antérieurement (divorcées ou veuves), et celles qui ne l'ont jamais été. En effet, ces dernières ont moins d'artifices juridiques et sociaux à leur disposition pour dissimuler leur situation. La femme mariée est considérée en islam au-dessus de tout soupçon, comme le montre cette parole du Prophète ou hadith (hadîth) : « Évitez les sept périls : la magie, le meurtre d’une âme que Dieu a interdit de tuer sauf pour une juste raison, l’usure, de dévorer injustement les biens de l’orphelin, la fuite au jour du combat et de calomnier les femmes mariées croyantes et insouciantes » (Bûkhârî 1993, t. 2 : 498, par. 1200). Le Coran (XXIV, 11) menace par ailleurs des tourments de l'enfer5 les calomniateurs : « Croyants, ceux qui sont venus avec la calomnie sont une petit groupe d'entre vous. Ne croyez pourtant point que cette calomnie soit un mal pour vous ! Au contraire, elle est un bien pour vous. À chacun de ceux qui l'ont colportée, ce qu'il a commis (kasala) de péché, et à celui qui, parmi eux, s'est chargé de l'essentiel, un tourment immense ! » (trad. Blachère 1980 : 376-377). D’après l'exégèse coranique, cette révélation qui dénonce la calomnie répond à l'accusation d'adultère lancée contre la jeune épouse du Prophète, ‘Aysha, lorsqu'elle s'égara au cours d'une expédition nocturne (ibid. : 376, note 11)6. Selon le récit de l'accusée (Rodinson 1961 : 233), la recherche de son collier perdu aurait été la cause de son « égarement » ; aussi, cet événement est-il appelé euphémiquement « l'affaire du collier ». Elle eut lieu une nuit où les membres du campement étaient affairés à préparer leur départ ; ‘Aysha s'était alors éloignée pour satisfaire un besoin vital, puis constatant que son collier s'était détaché, elle était retournée uploads/S4/ les-ruses-de-la-paternite-en-islam-malek.pdf

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  • Publié le Dec 01, 2021
  • Catégorie Law / Droit
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