PERSPECTIVES DU CARE Collection dirigée par Fabienne Brugère et Claude Gautier

PERSPECTIVES DU CARE Collection dirigée par Fabienne Brugère et Claude Gautier Qu’est-ce que le care ? C’est d’abord un objet qui éclaire autrement les problèmes poli­ tiques et éthiques de la vulnérabilité, de la dépendance et de l’autonomie. C’est ensuite une méthode qui construit un regard sensible et raisonné pour appréhender différem­ ment les formes sociales de la relation humaine dans le monde de la vie morale, poli­ tique et esthétique. C’est, enfin, un autre modèle pour les sciences humaines et sociales : comme ensemble de théorisations, les études sur le care justifient la mise à distance d’un rationalisme et d’un formalisme étroit, elles défendent l’intégration de problématiques féministes et des études de genre pour construire de nouvelles représentations critiques du monde social et politique. Pour ces raisons, les domaines du care sont pluridiscipli­ naires et intéressent la philosophie, la sociologie, la psychologie mais également le droit, l’économie ou les sciences politiques.  PERSPECTIVES DU CARE LIRE AVEC SOIN Amitié, justice et médias Éric Méchoulan ENS ÉDITIONS 2017 Éléments de catalogage Lire avec soin. Amitié, justice et médias / Éric Méchoulan. – Lyon : ENS Éditions, impr. 2017. – 1 vol. (160 p.) ; 18,5 cm. – (Perspectives du care, ISSN en cours). Bibliogr. : p. 151-156 ISBN 978-2-84788-912-3 (br.) : 14 euros Cet ouvrage est diffusé sur la plateforme OpenEdition books en HTML, ePub et PDF : http://books.openedition.org/enseditions/ Tous droits de représentation, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Toute représen­ tation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consen­ tement de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective sont interdites. © ENS ÉDITIONS 2017 École normale supérieure de Lyon 15, parvis René Descartes BP 7000 69342 Lyon cedex 07 ISBN 978-2-84788-912-3 Pour Delphine et Ferdinand, les belles surprises de la vie « Toute vie s’adresse à quelqu’un et c’est dans cette mesure – et uniquement dans cette mesure – qu’elle a un sens, même si le sens de la vie reste par ailleurs totalement obscur. » Imre Kertész, Journal de galère Qu’entendez-­ vous par lire ? 9 QU’ENTENDEZ-­ VOUS PAR LIRE ? INTRODUCTION « Père, quelle est la bonne méthode pour savoir si quelqu’un est fréquentable ? – Il faut lui demander : qu’avez-­ vous lu ? Et s’il te répond : Homère, Shakespeare, Balac, l’homme n’est pas fréquentable. Par contre, s’il te répond : qu’entendez-­ vous par lire ? Alors tous les espoirs te sont permis. » Jean-Luc Godard, Liberté et patrie Lire : activité banale, au moins dans les pays où l’écrit est largement par­ tagé. Cependant, de nombreuses voix se lamentent aujourd’hui sur le déclin de la lecture et nous pourrions penser que les techniques contem­ poraines de communication nous ont plutôt plongés dans un monde de l’image et de la voix où l’écrit serait en perte de vitesse. Faut-­ il vraiment se fier à ces critiques des technologies récentes ? Il est frappant que l’es­ sor des téléphones intelligents, par exemple, est moins dû à la présence de la voix ou des échanges d’images ainsi facilités, qu’aux possibilités d’y lire sa page Facebook, son compte Twitter, des pages Web ou les textos LIRE AVEC SOIN 10 de ses amis. En fait, notre téléphone est surtout une machine à écrire et une machine à lire. D’ailleurs, ne parle-­ t-on pas pour nos ordinateurs tant aimés de logiciels de lecture vidéo et audio ou de nos banques musicales portatives comme de lecteurs MP3 ou MP4 ? Peut-­ être par un même intérêt pour la machinerie, les neuroscien­ tifiques parlent volontiers des imageries du cerveau comme une façon de lire les esprits1. Des primatologues considèrent, de leur côté, que la nécessité d’élever en groupe les jeunes (la seule mère n’étant pas à même de pourvoir à tous les besoins de son petit pendant plusieurs années) a développé les mécanismes d’attention aux autres et amplifié les formes de réciprocité au point que « sur quelques centaines de milliers d’années, un intérêt pour la lecture des esprits et le partage d’états mentaux et émotionnels a procuré le matériau brut pour l’évolution de nos natures inhabituellement pro-­ sociales »2. Rien de naturel à notre sociabilité : elle serait en fait le produit du développement de notre capacité à lire et à notre besoin (ou notre désir) de nous rendre lisibles. La lecture ne serait pas simplement un des effets de notre socialité, elle constituerait le moteur de notre vivre-­ ensemble. Sans même s’aventurer sur ces terrains d’anthropologie de longue durée, on peut au moins remarquer que notre souci expressif – c’est-­ à- dire le plaisir et l’intérêt que nous trouvons à comprendre ou faire com­ prendre des sentiments, des pensées, des manières d’agir, des principes de communication – trouve une traduction exemplaire dans l’activité de lecture. Certains philosophes en exploitent d’ailleurs l’évidence : « Pour reconnaître réciproquement notre disposition à communiquer, présup­ 1 Voir par exemple Éric Racine, Emily Bell et Judy Illes, « Can We Read Minds ? », Scien­ tific and Philosophical Perspectives in Neuroethics, James Giordano et Bert Gordjin éd., Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 244-270, et sur les (im)possi­ bilités et les implications d’une telle « lecture » voir le stimulant ouvrage de Pierre Cassou-Noguès, Lire le cerveau, Paris, Seuil, 2012. 2 Sarah Blaffer Hrdy, Mothers and Others. The Evolutionary Origins of Mutual Unders­ tanding, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2009, p. 292. Sauf mention d’un traducteur, toutes les traductions sont les miennes. Qu’entendez-­ vous par lire ? 11 posée dans toutes nos activités expressives, nous devons être capables de nous “lire” les uns les autres », souligne ainsi Charles Taylor, et Stanley Cavell, de son côté, en vient même à dire que « les expressions humaines, la sil­ houette humaine doivent, pour être saisies, être lues », avec pour conclu­ sion tirée par Sandra Laugier que « cette lecture de l’expression, qui rend possible de répondre, est un produit de l’attention et du care. Elle est le résultat d’un apprentissage de la sensibilité »3. Ainsi, dans la mesure où nous aurions appris à lire le monde autour de nous, nous deviendrions capables d’y répondre, donc de nous y inscrire dans notre singularité, elle-­ même reconnaissable et lisible par d’autres – mais aussi par nous-­ mêmes. On voit combien la notion de lecture semble s’étendre bien au-­ delà de la relation solitaire que nous pouvons entretenir à un livre comme celui que vous, lecteur ou lectrice, tenez en ce moment dans vos mains. La question est alors de mieux comprendre ce que nous entendons par ce verbe « lire ». Puisque, à l’évidence, dans notre époque saturée de voix et d’images, nous n’en avons pas fini avec la lecture, il nous faut savoir ce qui nous fascine tant dans la possibilité de lire ce qu’ont écrit d’autres personnes. Comment penser cette expérience qui consiste à lire des textes, mais aussi des fichiers audio, ou des tableaux qu’ils soient figu­ ratifs ou abstraits, voire des personnes ou des situations ? Quel genre de communication et de conception du social implique-­ t-elle ? Partons classiquement de l’étymologie : le grec comme le latin lego signi­ fie « cueillir », « rassembler ». Encore faut-­ il préciser de quel genre de cueil­ lette on parle. Dans l’Antiquité, il s’agit surtout de cueillir des plantes pour leurs vertus médicinales et les assembler pour composer un remède. Bien sûr, toute cueillette de fruits ou de plantes vise la santé du corps par ­ l’apaisement de sa faim, mais il est important de souligner cette ­ dimension 3 Charles Taylor, La Liberté des modernes, Philippe de Lara trad., Paris, PUF, 1997, p. 86 ; Stanley Cavell, Les Voix de la raison, Sandra Laugier et Nicole Balso trad., Paris, Seuil, 1996, p. 508 ; Sandra Laugier, Le Souci des autres. Éthique et politique du care, Patricia Paperman et Sandra Laugier dir., Paris, Éditions de l’EHESS, 2011, p. 368. LIRE AVEC SOIN 12 de soin encore plus nettement avec cette valeur thérapeutique. En indo-­ européen, il y a d’ailleurs une grande proximité entre la racine *leĝ- : cueillir, rassembler, et la racine leg- : prendre soin de quelque chose ou quelqu’un. Ce sens est assez bien indiqué par les dérivés en slavon (lek est un remède) et en tchèque (lécit veut dire soigner, lékama est une pharmacie). C’est dire que les livres manuscrits, imprimés ou numériques devraient être remboursés aujourd’hui par la Sécurité sociale. En français, depuis au moins le xie siècle, lire renvoie à la capacité de suivre des yeux les caractères d’une écriture. C’est donc une activité de déchiffrement, mais aussi de performance, puisque dans ce contexte encore fortement marqué par l’oralité, lire désigne l’énonciation à haute voix et, généralement, publique. La lecture silencieuse remonte, dans de rares cas, à l’Antiquité. Cependant, les usages les plus courants de la lec­ ture durant de nombreux siècles ont été oraux et collectifs. D’emblée, on doit donc sortir la question de la lecture d’un pur rapport intime uploads/S4/ lire-avec-soin.pdf

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  • Publié le Dec 04, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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