Michel Winock: "Désormais, c'est le média qui fait l'intellectuel" Pour l'unive

Michel Winock: "Désormais, c'est le média qui fait l'intellectuel" Pour l'universitaire, on peut se passer des "intellectuels" contestataires; pas d'un "vrai travail intellectuel", qui tente de rendre notre monde plus intelligible. L’Express ­ Propos recueillis par Christian Makarian, publié le 03/07/2015 à 16:30 Historien respecté, professeur émérite à Sciences po, auteur d'un ouvrage de référence (Le Siècle des intellectuels, Seuil), Michel Winock a reçu cette année le Prix d'histoire du Sénat pour François Mitterrand (Gallimard). Il explore ici la longue domination de la gauche dans le champ de la pensée... et son déclin actuel. Quand et comment s'établit historiquement le lien entre les intellectuels et la gauche? Le terme d'"intellectuels" (comme substantif) date de l'affaire Dreyfus. Clemenceau avait utilisé ce néologisme dans L'Aurore pour désigner les pétitionnaires qui, écrivains, universitaires, artistes, réclamaient la révision du procès d'Alfred Dreyfus. A ces dreyfusards s'opposent immédiatement des intellectuels de droite, dont le plus célèbre est Maurice Barrès, qui, eux, entendent défendre l'armée. Mais cette droite récuse le mot "intellectuel", de sorte que, pendant longtemps, les intellectuels seront classés par définition "à gauche". Fondé en 1934, le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes soutiendra le Front populaire, victorieux aux élections de 1936, confirmant le lien entre les intellectuels et la gauche, même si les intellectuels de droite, les Maurras, les Drieu, les Massis ne sont pas en reste dans le camp opposé. Après la Seconde Guerre mondiale, le discrédit des intellectuels de droite, compromis par Vichy et la collaboration, achève de situer les intellectuels à gauche. >> Lire aussi: François Mitterrand, l'homme oxymore Comment les intellectuels ont-ils contribué à la formation du corpus doctrinal de la gauche? A l'inverse, à quelles impasses ou dérives ont-ils également contribué? Les dreyfusards ont été motivés par une cause morale universelle: la défense de la vérité et de la justice. A un moment où la gauche parlementaire (et même la gauche socialiste) n'était nullement encline à faire réviser le procès inique qui avait condamné le capitaine juif, ces intellectuels ont nourri les sources morales de la gauche républicaine, qu'on pourrait ainsi résumer: les droits de l'homme contre la raison d'Etat. Plus tard, ceux qui ont opté pour le socialisme et le communisme ont doté la gauche d'une culture anticapitaliste et vulgarisé ce que Raymond Aron appelait le "mythe de la révolution". Les deux catégories, la gauche morale et la gauche révolutionnaire, ont parfois conjugué leurs forces, comme au moment de la guerre d'Algérie. La dérive la plus claire des intellectuels partisans fut leur adhésion au stalinisme. Déjà, en 1927, Julien Benda, dans La Trahison des clercs, dénonce ceux qui subordonnent leur raison aux passions proprement politiques. Pourquoi la droite n'a-t-elle jamais pu exercer d'ascendant réel sur le monde intellectuel? Il y a bien une droite idéologique et intellectuelle, de Joseph de Maistre à Charles Maurras et à Alain de Benoist, mais, sauf sous Vichy, elle n'a jamais été au pouvoir; c'est le parti des vaincus. La droite de gouvernement, elle, ne pourrait s'y référer. Sarkozy préfère citer Jaurès que Barrès. Au reste, cette droite a peu de complicité avec les intellectuels, parce qu'elle est gestionnaire, pragmatique, sans "grand dessein". Il existe bien une tradition libérale qui se réclame de Benjamin Constant, de Tocqueville, d'Aron, et dont on trouve la trace dans la revue Commentaire, mais, dans leur majorité, les intellectuels français n'aiment pas le libéralisme, et leur moralisme, leur progressisme, leur volonté d'explication globale de l'Histoire et de la société, leur égalitarisme ne rencontrent à droite aucun écho. Le lien entre les intellectuels de gauche et le Parti socialiste a-t-il contribué au succès de la gauche en 1981, et ensuite? Non. Car un fossé s'est creusé au cours des années 1970 entre les intellectuels de gauche (ou beaucoup d'entre eux) et l'union de la gauche. Au milieu des années 1970, prend forme le mouvement des "dissidents" - ces intellectuels russes en rupture de ban avec le pouvoir soviétique, dont Soljenitsyne et Sakharov sont les représentants emblématiques. Se développe alors en France le mouvement antitotalitaire, animé par Claude Lefort, Cornelius Castoriadis et la revue Textures, André Glucksmann et les "nouveaux philosophes", Paul Thibaud et la revue Esprit... La comparaison entre les écrits des "antitotalitaires" et la presse socialiste fait comprendre le divorce. Quand Soljenitsyne arrive à Paris, acclamé par ces intellectuels, l'hebdo du PS, L'Unité, traite l'écrivain russe de "vieux singe". La critique du communisme soviétique est en effet un risque pour l'union de la gauche et la conquête du pouvoir. Certes, en 1981, Mitterrand est suivi dans sa marche triomphale vers le Panthéon par un certain nombre d'intellectuels, mais André Glucksmann dénonce les "oublis" du nouveau président: "Les écrivains qui, dans le camp socialiste, luttent pour la liberté." Parler d'un divorce entre les intellectuels de gauche et la gauche au pouvoir est peut-être trop dire; Régis Debray était bien conseiller à l'Elysée ! Mais en aucune façon on n'a vu la ferveur des intellectuels soutenir la victoire socialiste comme ce fut le cas du gouvernement Léon Blum en 1936. De sorte que le porte-parole du gouvernement, Max Gallo, s'est cru tenu de lancer un cri d'alarme dans Le Monde, en juillet 1983, dénonçant le "silence des intellectuels de gauche". image: http://static.lexpress.fr/medias_10487/w_640,c_fill,g_north/aronc2905_536 9765.jpg Quand Sartre et Aron, réunis par André Glucksmann, faisaient cause commune, en 1979, pour soutenir l'opération Un bateau pour le Vietnam. AFP/P. Guillaud Comment le lien s'est-il dégradé? En raison de l'affaissement progressif du monde intellectuel, ou bien des préoccupations gestionnaires, souvent opposées aux idéaux de société? La chute du mur de Berlin et l'effondrement du communisme soviétique ont ruiné l'espérance révolutionnaire. Certes, tous les intellectuels de gauche n'étaient pas communistes, et nombre de ceux qui l'avaient été s'étaient éloignés du parti communiste. Mais, après les massacres génocidaires de Pol Pot au Cambodge, l'évolution de la Chine après la mort de Mao, l'URSS restait, malgré tout, la preuve d'une possibilité socialiste, d'un mode de production anticapitaliste réalisé. Or, entre 1976 et 1989, le défi léniniste lancé en 1917 s'est évanoui. Cependant, vous avez raison d'émettre l'hypothèse de l'"affaissement massif du monde intellectuel". Une page a été tournée après la mort de Sartre (1980), d'Aron (1983) et de Foucault (1984). Les "grands intellectuels", ceux qui avaient une autorité fondée sur une oeuvre, n'ont pas été remplacés. Ont pris leur place les intellectuels médiatiques, dont la réputation ne provenait pas de leurs oeuvres de création, mais de leur talent de scène et de micro. La "société du spectacle" a besoin de philosophes ou d'écrivains pour commenter l'actualité. Les médias audiovisuels détiennent une petite liste de "bons clients" à leur service, pratiquement toujours les mêmes. Ceux qu'on appelle "les intellectuels" aujourd'hui se résument à cette poignée de commentateurs, les choreutes du théâtre audiovisuel. Désormais, c'est le média qui fait l'"intellectuel". Enfin, vous faites une remarque importante, sur les "préoccupations gestionnaires". Les plus grands sujets de débat aujourd'hui ressortissent à l'économie. Le déclin accéléré des idéologies de salut en même temps que les crises à rebond du capitalisme financier ont ouvert grandes les portes des studios de radio et de télévision aux économistes. Les intellectuels classiques n'ont pas grand-chose à dire dans ces débats. Restent, heureusement pour eux, les questions de société, qui convoquent les "bons clients". N'y a-t-il pas des problèmes de géopolitique à même de mobiliser ces nouveaux intellectuels? Il y a sans doute la question des progrès de l'islamisme. Une ligne paraît se dessiner depuis la tuerie de janvier dernier entre ceux qui, après avoir participé au grand rassemblement du 11 janvier, jugent le gouvernement trop faible face à l'islam radical et ceux qui, tel Emmanuel Todd, faisant de "l'islamophobie" la vraie cause des violences criminelles, offrent des circonstances atténuantes aux tueurs. Entre ces deux pôles s'exprime une variété de discours, dans lesquels on ne perçoit pas une ligne de force, ce qui va de la condamnation des attentats à la défense prioritaire des musulmans. Mais les médias ne sont pas amateurs de nuances. On assiste à une droitisation politique du pays. La gauche a-t-elle perdu la domination culturelle qu'elle exerçait sur l'ensemble du débat français? Droitisation de la société française? Oui, les sondages et les résultats électoraux le prouvent amplement. Est-ce à dire que, dans la sphère intellectuelle, au sens large du mot et au-delà des "bons clients", on soit passé à droite? Il faut se méfier des faux-semblants. Prenons le débat sur la réforme des collèges et des programmes. Tous les médias, y compris la presse écrite, ont voulu opposer au gouvernement et à sa ministre de l'Education une "fronde" redoutable, une véritable insurrection de l'esprit contre la réforme accusée de tous les maux. Or, si quelques noms de critiques ont été cités sans faire le détail, on n'a guère pris garde que de nombreux enseignants, et parmi eux quelques historiens réputés comme Antoine Prost ou Christophe Charle, soutenaient ladite réforme: "Halte aux mensonges et aux fantasmes", disait leur pétition. Cet exemple me semble remettre en question la "droitisation" du monde intellectuel, en tout cas du milieu universitaire, qui reste la matrice de l'intelligentsia. Au-delà uploads/S4/ michel-winock-quot-de-sormais-c-x27-est-le-me-dia-qui-fait-l-x27-intellectuel-quot.pdf

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  • Publié le Aoû 24, 2022
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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