JEREMY BENTHAM ET LES DROITS DE L’HOMME : UN RÉEXAMEN (*) Lorsqu’elles abordent
JEREMY BENTHAM ET LES DROITS DE L’HOMME : UN RÉEXAMEN (*) Lorsqu’elles abordent l’utilitarisme, les études philosophiques ne manquent pas de critiquer son aspect inhumain (1). Elles lui font tout d’abord grief de réduire l’homme à un vulgaire centre d’impu- tation de sensations, une pure machine à combiner des douleurs et des plaisirs en vue de la satisfaction de son intérêt égoïste (2). La spiritualité profonde de l’homme, sa nature philanthropique, sa considération pour ses semblables, seraient niées par la doctrine aride et froide qui a trouvé sa formulation la plus repoussante dans l’œuvre de Jeremy Bentham. Ensuite, essentiellement préoccupé de la maximisation globale d’un quantum de plaisir, l’utilitarisme se montrerait peu soucieux d’assurer une distribution égale ou équi- table de la masse de bonheur accumulée. Si l’utilité générale l’impo- sait, rien ne s’opposerait au sacrifice du bonheur, et même de l’exis- tence, de certains individus (3). Enfin, en estimant que le droit est le produit de la seule loi positive, émise par les gouvernants, l’utili- tarisme benthamien nierait toute pertinence à un droit naturel exis- tant au profit des individus, et susceptible d’opposer une limite à l’interférence du pouvoir politique. (*) La présente étude a été réalisée dans le cadre du Centre de théorie du droit de l’Université Paris X-Nanterre, dirigé par M. le professeur M. Troper. Une version abrégée en a été présentée lors de la journée de recherche de la Société française pour la philosophie et la théorie juridiques et politiques du 19 janvier 2001. (1) La critique classique est celle de J.S. Mill, « Bentham », in London and West- minster Review, Aug. 1838, revised in 1859 et L’utilitarisme, trad. G. Tanesse, Paris, Champs-Flammarion, 1988. (2) P. Arnaud, « Juste et utile », in Archives de philosophie du droit, t. 26, 1981, pp. 167-174; A. Caillé, Critique de la raison utilitaire. Manifeste du M.A.U.S.S., Paris, La Découverte, 1989; Id., « Utilitarisme et antiutilitarisme », in K. Mulligan, R. Roth (pub.), Regards sur Bentham et l’utilitarisme, Genève, Librairie Droz, 1993, pp. 115-125. (3) Voy. la critique de R. Nozick, Anarchie, Etat, Utopie, trad. E. d’Auzac de Lamartine et P.-E. Dauzat, Paris, PUF, coll. « Libre échange », 1988, p. ex. p. 62 : « La théorie utilitariste est gênée par la possibilité de monstres d’utilité qui, dans le domaine de l’utilité, retirent du sacrifice des autres des bénéfices plus importants que les pertes de ces derniers. » Voy. également J. Rawls, A Theory of Justice, Oxford, Clarendon Press, 1972, pp. 26-28. Dès lors, cette doctrine purement conséquentialiste et non déon- tologique (4) semblerait indifférente au respect que doit susciter « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et [...] leurs droits égaux et inaliénables » (5), tels que les promeuvent les doctrines des droits de l’homme. Les reconnaissances de droits clas- siques étaient conçues comme des mises par écrit de vérités natu- relles préexistantes (6), opposables aux gouvernements. Elles met- taient notamment en valeur la liberté et ses multiples déclinaisons en liberté d’aller et venir, liberté d’opinion, liberté d’expression, l’égalité, la sûreté, ainsi qu’une organisation juridictionnelle protec- trice en raison de sa subordination à la loi. Leurs continuatrices plus récentes ont affirmé des droits dits « économiques et sociaux », géné- ralement exigibles de la puissance publique, et constituant « un devoir de l’Etat » (7), tels le droit au travail, le droit à l’éducation, ou encore le droit à la sécurité sociale. N’ont-elles pas été, ainsi que toutes les générations (8) futures de droits de l’homme possibles, dis- qualifiées par avance sous le nom de « pestilential nonsense » (9)? 408 Rev. trim. dr. h. (2002) (4) Voy. J. Bentham, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, J.H. Burns, H.L.A. Hart (ed.), London, The Althone Press, 1970, p. 100. Sur cette opposition, voy. C. Larmore, Modernité et morale, Paris, PUF, coll. « Philosophie morale », 1993, pp. 95-119. On peut noter, en passant, que le terme « deontology » fut inventé par Bentham lui-même. (5) Déclaration universelle des droits de l’homme proclamée par l’Assemblée géné- rale des Nations unies le 10 décembre 1948, Préambule. (6) Sur le statut modal des Déclarations voy. M. Troper, « La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 », in Conseil constitutionnel, La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la jurisprudence, Paris, PUF, 1989, pp. 13-25; Id., « La souveraineté nationale appartient au peuple. L’article 3 de la Constitution de 1958 », in M. Troper, L. Jaume (dir.), 1789 et l’invention de la Constitution, Paris, L.G.D.J./Bruylant, coll. « La pensée juridique moderne », 1994, pp. 249-262. (7) Préambule de la Constitution française du 27 octobre 1946, al. 13. (8) Sur cette notion, voy. p. ex. R. Pelloux, « Vrais et faux droits de l’homme. Problèmes de définition et de classification », in Revue du droit public, t. XCVII, 1981, pp. 53-68; J.-J. Israel, Droit des libertés fondamentales, Paris, L.G.D.J., coll. « Manuels », 1998, pp. 21-24; B. Frydman, G. Haarscher, Philosophie du droit, Paris, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 1998, pp. 109-118. (9) Le titre original des « Sophismes anarchiques. Examen critique de diverses déclarations des droits de l’homme et du citoyen », in Oeuvres de Jeremy Bentham, E. Dumont (éd.), Vol. I, L. Hauman et Cie, 1829-1830, pp. 547-576, et dont le texte original est celui des « Anarchial Fallacies », in The Works of Jeremy Bentham, J. Bo- wring (ed.), Vol. II, Edinburgh, W. Tait, 1838-1843, pp. 489-529, était « Pestilential Nonsense Unmasked or A Anatomy of the First Declaration of Rights and of all Other Declarations, Actual and Possible, of Pretended Natural Rights in Opposition to Legal Ones ». La critique des Déclarations de droits s’affirme dans la contribution de Bentham à J. Lind, An Answer to the Declaration of the American Congress, Lon- don, 1776, et An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, op. cit., pp. 301-311. De manière évidente, « l’utilitarisme se présente chez Bentham en adversaire de la théorie des droits de l’homme (10). » Cet apôtre d’une pensée de boutiquier, « génie ès bêtise bourgeoise » (11) déchaî- nant son principe d’utilité calculateur et matérialiste contre la noble et généreuse ambition des hommes de 1789, n’est-il pas d’ailleurs l’inventeur du Panoptique, cette machine à maîtriser les corps et torturer les esprits (12)? Comment, dès lors, ne pas poser l’équation « Jeremy Bentham : critique des droits de l’homme » (13), voire même ennemi des droits de l’homme? On ne pourrait finalement que souscrire au jugement de M. El Shakankiri, qui estime que « si Dante ressuscité pouvait récrire son enfer, nul doute que ‘l’affreux Bentham’ n’y figurât en bonne place (14)! » La lecture attentive de l’œuvre de Bentham n’autorise pourtant pas à se contenter d’une telle conclusion. L’unanimité même du concert de diatribes ne doit pas manquer de susciter quelque suspi- cion. La doctrine de Bentham, philosophe parfois comparé à Aris- tote et Saint-Thomas (15), fondateur de la théorie du droit anglo- saxonne, remarquable devancier de la philosophie analytique contemporaine (16), démocrate convaincu, sympathique aux émanci- Rev. trim. dr. h. (2002) 409 (10) R. Sève, « Utilitarisme et égalité », in Cahiers de philosophie politique et juri- dique, n. 8, 1985, p. 150 n. (11) K. Marx, Le capital, Livre 1, trad., Paris, PUF, coll. « Quadrige », p. 683 n. (12) J. Bentham, Panoptique. Mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d’inspection, et nommément des maisons de force, E. Dumont (éd.), Nantes, Editions Birnam, 1997. Voy. la critique française classique par M. Fou- cault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1975, pp. 228-264. (13) M. El Shakankiri, « Jeremy Bentham : critique des droits de l’homme », in Archives de philosophie du droit, t. 9, 1964, pp. 129-152; B. Binoche, Critiques des droits de l’homme, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 1989; Id., « Bentham contre les droits de l’homme », in B. Bourgeois, J. d’Hondt (dir.), La philosophie et la révolu- tion française, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1993, pp. 79-88. (14) M. El Shakankiri, La philosophie juridique de Jeremy Bentham, préf. M. Vil- ley, Paris, L.G.D.J., coll. « Bibliothèque de philosophie du droit », Vol. XI, 1970, p. 429 n. (15) C.W. Everett, « The Constitutional Code of Jeremy Bentham », in Jeremy Bentham. Bicentenary Celebration, London, H.K. Lewis & Co., 1948, repr. in B. Pa- rekh (ed.), Jeremy Bentham. Critical Assessments, Vol. III, London and New York, Routledge, 1993, p. 503. (16) H.L.A. Hart, « Bentham », in Proceedings of the British Academy, Vol. 48, 1962; E. Marí, « Jeremy Bentham : du ‘souffle pestilentiel de la fiction’ dans le droit à la théorie du droit comme fiction », in Revue interdisciplinaire d’études juridiques, no 15, 1985, pp. 1-40; W.V.O. Quine, « Les deux dogmes de l’empirisme », in P. Ja- cob (éd.), De Vienne à Cambridge. L’héritage du positivisme logique de 1950 à nos jours, Paris, Gallimard, coll. « Nrf — Bibliothèque des uploads/S4/ tusseau-bentham-et-les-droits-de-l-homme.pdf
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- Publié le Sep 17, 2021
- Catégorie Law / Droit
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