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Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 1 1/6 Marchandisation du virtuel : la fuite en avant du système économique PAR ROMARIC GODIN ARTICLE PUBLIÉ LE VENDREDI 10 DÉCEMBRE 2021 Un NFT vendu 2,3 millons de dollars. © Capture d’écran NonFungible Les NFT, ces jetons non-fongibles qui garantissent la propriété exclusive d’un objet numérique, et le métavers, sorte d’univers parallèle virtuel, sont les deux grandes tendances technologiques de 2021. Mais ce sont surtout les symptômes d’un capitalisme crépusculaire. Dans la bande dessinée d’Astérix Obélix et Compagnie, publiée en 1976, l’économie du monde romain est soudain emportée par une folie, celle du menhir. Tout le monde veut son menhir, la production s’emballe et les prix atteignent des niveaux vertigineux. Le tailleur de menhirs Obélix devient « l’homme le plus important du village » et dépense en vanités diverses l’or gagné dans cette nouvelle industrie. Bientôt, chacun se lance dans le menhir, au village et ailleurs. « Les Grecs, les Égyptiens, les Phéniciens nous envahissent avec leurs menhirs », finit par se lamenter César devant la perspective d’une immense crise de surproduction de menhirs qui frappera bientôt Rome. Car Panoramix, le druide gaulois, avait eu, au pic de la folie, cette remarque sensée : « Le plus drôle, c’est qu’on ne sait toujours pas à quoi peut servir un menhir. » Cette histoire imaginée par Goscinny est plus originale qu’il n’y paraît. Ce n’est pas celle d’une simple bulle financière. De la tulipe hollandaise à l’Internet, en passant par l’or californien et les chemins de fer, les bulles se sont généralement appuyées sur des perspectives d’usage erronées. On a vu trop grand, mais la tulipe, l’Internet et les chemins de fer ont survécu à ces bulles parce que ces biens ont un usage et une utilité réelle. Dans l’affaire du menhir, le support de la bulle est un bien profondément inutile. Le menhir n’a aucun autre usage, à part le fait d’être possédé. De sorte que le génial scénariste d’Astérix semble avoir saisi à l’époque une dynamique qui ne se révèle que de nos jours, 45 ans plus tard. Car l’année 2021 aura vu le développement inédit de deux phénomènes technologiques qui ressemblent à s’y méprendre aux menhirs de la BD de 1976 : les « non fungible tokens » (NFT) et le métavers. Profondément inutiles, ces deux phénomènes provoquent une ruée vers l’or de particuliers avides de fortunes faciles. Et leur impact ne se limite plus à quelques cercles restreints. Ils se diffusent désormais dans des institutions publiques ou privées, et deviennent ainsi les symptômes d’un système économique aux abois. Les NFT, menhirs du monde actuel Que sont donc ces deux phénomènes ? Commençons avec les NFT. Ce sont des certificats de propriété (« tokens ») d’objets virtuels divers. Cette certification se fait par une blockchain (ou chaîne de blocs), autrement dit par un système de validation informatique décentralisé censé assurer l’unicité de ce certificat. C’est en cela que ces certificats sont « non fongibles » : à la différence d’une monnaie, qui est fongible, un NFT n’est pas un moyen d’échange avec n’importe quel autre produit. C’est un objet unique dont la seule fonction est de certifier la propriété d’un autre objet. En revanche, il est possible d’échanger ce certificat en passant par la blockchain, qui assurera alors le transfert de propriété. Le NFT pourrait, a priori, s’apparenter à une forme « d’enclosures » de l’Internet. Comme jadis les terres communes ont été fermées par des clôtures pour les privatiser, les objets de l’Internet disposent désormais, avec les NFT, de propriétaires. Certaines célébrités à la mode se sont d’ailleurs empressées d’acheter des NFT d’images qui sont devenues leurs avatars sur Twitter. Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 2 2/6 Mais la comparaison ne tient qu’à moitié, car le NFT est un certificat de propriété, pas un droit de propriété. Le détenteur d’un NFT d’une image ne détient pas de droits sur l’usage de cette image, qui peut continuer à être utilisée gratuitement. C’est un peu comme si on a une photo de la Joconde ; on n’en est pas propriétaire. Mais il existe bien un détenteur réel de ce tableau, le Musée du Louvre. Un détenteur de NFT sait qu’il est le vrai détenteur de l’objet lié à son NFT. Et c’est son seul droit. On n’est donc pas loin ici du menhir d’Astérix. Quelle différence entre le rappeur Snoop Doggy Dogg utilisant une image dont le NFT a été acheté à prix d’or comme avatar de son compte Twitter, et le riche patricien romain s’offrant pour le prix de deux esclaves un menhir pour décorer son atrium? Quels sont ces objets auxquels sont attachés les NFT ? Tout ce qui se fait sur le Web. Des photos, des gifs ou des vidéos. Les premiers NFT étaient des images « inédites » mais simples réalisées par des ateliers comme Cryptopunk ou Superare. Et elles restent les plus chères aujourd’hui. Selon la plateforme Nonfungible, un gif animé Superare s’échangeait le 6 décembre contre 2,3 millions de dollars états-uniens ! Car l’année 2021 a vu exploser l’engouement pour les NFT, à l’image de la découverte des menhirs par les Romains. Le marché est passé en une année de quelques centaines de millions de dollars à plus de 7 milliards de dollars à la mi-novembre, et, selon la banque JP Morgan, sa taille augmente de 2 milliards par mois... Un NFT vendu 2,3 millons de dollars. © Capture d’écran NonFungible La perspective de devenir riche en échangeant un NFT a fait venir beaucoup de monde sur ce marché. On estime à environ un million le nombre d’acteurs. Le marché est pourtant loin d’être sûr. II n’est pratiquement pas régulé et la question des droits est assez vaporeuse. Par exemple, fin novembre, plus de 300 œuvres d’art ont été photographiées et mises en vente en tant que NFT sans l’accord des artistes. Auparavant, un investisseur avait cru acheter un NFT d’une image créée par l’artiste à la mode Banksy pour 336 000 dollars, mais il s’agissait d’un faux. La blockchain ne peut évidemment pas certifier l’authenticité de l’objet attaché au token… Enfin, la plupart des NFT s’échangent en cryptomonnaie, principalement en ether, ce qui ajoute à la fois au risque et à l’attrait d’un gain rapide. Au cours du second semestre de 2021, les NFT ont commencé à se démocratiser et à toucher certaines institutions. Si les banques hésitent encore à s’y mouiller, ce n’est pas le cas de certains musées, comme celui de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, qui a émis des NFT de ses œuvres pour près de 440 000 dollars. De même, certaines entreprises du monde de la mode, comme Dolce & Gabbana, ont vendu des accessoires virtuels pour avatars en NFT pour pas moins de 5,65 millions de dollars. Enfin, le monde du sport s’est également lancé dans les NFT, à l’image de la National Basketball Association (NBA) aux États-Unis, qui a émis des tokens pour des clips issus d’actions de matchs de la Ligue. L’enjeu est désormais de trouver des applications « pratiques » aux NFT pour développer une forme de valeur d’usage à ces jetons virtuels en marge de leur aspect hautement spéculatif. Plusieurs jeux vidéo utilisent ainsi des NFT : ils permettent de jouer et leur acquisition donne droit à de nouvelles possibilités. D’ailleurs, le volume d’échange des NFT liés à des jeux est désormais plus élevé que celui lié à des créations. Parfois, mais rarement, la détention de NFT donne droit à des avantages dans le monde réel. Mais ce sont là des exceptions. La plupart des NFT ont un usage « interne » au monde virtuel, qui ne se transcrit guère dans la réalité physique. Le métavers ou l’autre monde De ce point de vue, le métavers va encore plus loin. Il s’agit de la dernière idée du fondateur de Facebook–dont la maison mère s’appelle désormais Meta–, Mark Zuckerberg. Le métavers est destiné à devenir un univers virtuel complet, évidemment géré par la société du milliardaire, où il sera possible de « vivre » une vie parallèle à la vie « physique ». Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 3 3/6 Cela ressemble à l’expérience Second Life qui, dans la décennie 2000, avait suscité beaucoup d’enthousiasme, avant de se muer en flop retentissant. Mais cette fois, l’ex-Facebook est à la manœuvre, avec sa capacité de tout marchandiser. Pour le moment, le projet global est assez flou. Dans la présentation officielle, on peut lire que « le métavers fera ressentir un mélange hybride de l’expérience sociale en ligne d’aujourd’hui élargie en trois dimensions et projeté dans le monde physique ». Comprenne qui pourra, mais ce qui semble se dessiner, c’est la possibilité de faire ce que l’on peut faire réellement aujourd’hui dans le métavers : rencontrer des gens, participer à des réunions et, bien évidemment, consommer et acheter du patrimoine. Mark Zuckerberg et son double du métavers. © Capture d’écran Les enthousiastes de ce monde virtuel estiment qu’il s’agit de créer un « uploads/Finance/ article-998976.pdf
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- Publié le Fev 09, 2021
- Catégorie Business / Finance
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