Du même auteur La Fabrication de l’information. Les journalistes et l’idéologie

Du même auteur La Fabrication de l’information. Les journalistes et l’idéologie de la communication La Découverte, 2000 Résister, c’est créer La Découverte, 2003 La Méprise. L’affaire d’Outreau Le Seuil, 2005 Grand reporter. Petite conférence sur le journalisme Bayard Éditions, 2009 ISBN 978.2.87929.677.7 © Éditions de l’Olivier, 2010. Au Tracteur Table des matières Couverture Table des matières Avant-propos 1 - Le fond de la casserole 2 - L’abattage 3 - Un déjeuner 4 - La bête 5 - La bonne 6 - L’annonce 7 - Les toilettes 8 - Les dents 9 - Le Cheval Blanc 10 - Le syndicat 11 - Le pot d’adieu 12 - Le rayon barbecue 13 - Les passions 14 - La bande des crétines 15 - Le pique-nique 16 - La toile d’araignée 17 - Le train de l’emploi 18 - La ZAC 19 - Mimi 20 - Le CDI Remerciements Avant-propos C’était la crise. Vous vous souvenez ? Cela se passait jadis, il y a une éternité, l’année dernière. La crise. On ne parlait que de ça, mais sans savoir réellement qu’en dire, ni comment en prendre la mesure. On ne savait même pas où porter les yeux. Tout donnait l’impression d’un monde en train de s’écrouler. Et pourtant, autour de nous, les choses semblaient toujours à leur place, apparemment intouchées. Je suis journaliste : j’ai eu l’impression de me retrouver face à une réalité dont je ne pouvais pas rendre compte parce que je n’arrivais plus à la saisir. Les mots mêmes m’échappaient. Rien que celui-là, la crise, me semblait tout à coup aussi dévalué que les valeurs en Bourse. J’ai décidé de partir dans une ville française où je n’ai aucune attache pour chercher anonymement du travail. L’idée est simple. Bien d’autres journalistes l’ont mise en œuvre avant moi, avec talent : un Américain blanc est devenu noir, un Allemand blond est devenu turc, un jeune Français s’est transformé en SDF, une femme des classes moyennes en pauvre, et je dois en oublier. Moi, j’ai décidé de me laisser porter par la situation. Je ne savais pas ce que je deviendrais et c’est ce qui m’intéressait. Caen m’a semblé la cité idéale : ni trop au nord, ni trop au sud, ni trop petite, ni trop grande. Elle n’est pas non plus très éloignée de Paris, ce qui semblait pouvoir m’être utile. Je ne suis revenue chez moi que deux fois, en coup de vent : j’avais trop à faire là-bas. J’ai loué une chambre meublée. J’ai conservé mon identité, mon nom, mes papiers, mais je me suis inscrite au chômage avec un baccalauréat pour seul bagage. J’affirmais m’être tout juste séparée d’un homme avec lequel j’avais vécu une vingtaine d’années, et qui subvenait à mes besoins, ce qui expliquait pourquoi je ne pouvais justifier d’aucune activité professionnelle durant tout ce temps-là. Je suis devenue blonde. Je n’ai plus quitté mes lunettes. Je n’ai touché aucune allocation. Avec plus ou moins de certitude et d’insistance, de rares personnes se sont arrêtées sur mon nom – une conseillère d’insertion, une recruteuse dans un centre d’appel, le patron d’une entreprise de nettoyage. J’ai nié être journaliste et plaidé l’homonymie. Les choses en sont restées là. Une seule fois, une jeune femme dans une agence d’intérim m’a démasquée, dans les règles de l’art. Je lui ai demandé de garder le secret, ce qu’elle a fait. L’immense majorité de ceux et celles que j’ai croisés ne m’ont pas posé de question. J’avais décidé d’arrêter le jour où ma recherche aboutirait, c’est-à-dire celui où je décrocherais un CDI. Ce livre raconte cette quête, qui a duré presque six mois, de février à juillet 2009. Les noms des personnes et des entreprises ont été volontairement modifiés. À Caen, j’ai gardé ma chambre meublée. J’y suis retournée cet hiver écrire ce livre. Paris, janvier 2010 1 Le fond de la casserole À Cabourg, la maison de M. et Mme Museau se trouve dans un des quartiers neufs situés à l’écart des plages et de la grande digue, loin des rues animées et des hôtels de luxe, à l’abri de toute agitation et de tout pittoresque. Ici, dans ce faubourg neutre et confortable, se plaisent ceux qui vivent à Cabourg toute l’année. On est en février, sous un ciel bas et enveloppant. Ce jour-là, M. et Mme Museau attendent une gouvernante, qui devrait arriver à 14 h 02 par le bus de Caen. La décision d’engager quelqu’un à ce genre de poste n’a pas été simple, et ils ont longuement hésité sur l’endroit où aurait lieu l’entretien avec la candidate. Le salon leur semblait trop cérémonieux, le bureau trop petit, la salle à manger trop intime, la cuisine trop irrespectueuse. Finalement, ils ont choisi de se tenir dans la véranda, pièce tout en courants d’air, qu’ils n’ouvrent généralement qu’à la belle saison. La véranda de M. et Mme Museau est, ce jour-là, la seule fenêtre éclairée en façade dans cette rue paisible, si bien qu’on les voit de loin, à travers les grandes baies vitrées, comme sur la scène illuminée d’un théâtre. Lui est debout, en veste, incapable de rester en place, tournant autour de la table. Parfois il s’arrête, écrit une note sur un bloc de papier posé sur la table devant lui. Sa femme se lève, revient avec un chandail. Elle s’est maquillée et coiffée avec soin. Ils placent une chaise face à eux. Lui regarde sa montre. Elle aussi. M. Museau jette un regard au-dehors, juste au moment où je m’engage dans l’allée de gravillons blancs, entre le garage et la haie. Il se tourne vers sa femme, sans doute pour l’avertir, mais elle est déjà debout. La porte est ouverte avant que j’aie eu le temps de sonner. « Vous êtes la gouvernante ? » C’est mon premier entretien d’embauche depuis que je cherche du travail, à Caen, en Basse- Normandie. Dans la véranda, Mme Museau me désigne la chaise vide. M. Museau m’avait avertie au téléphone : « Nous sommes à la retraite tous les deux. Enfin, si on peut dire : Mme Museau a toujours été une femme d’intérieur. » Il conduira l’entretien, annonce-t-il, tout simplement parce qu’il n’a pas l’habitude que les choses se passent autrement. « Je sais comment faire des embauches, j’ai dirigé jusqu’à cinq cents personnes, j’avais plusieurs entreprises. Vous connaissez Bernard Tapie, l’homme d’affaires ? Moi, c’est la même histoire. » Visage dévasté, impérieux, il me jauge. Il parle de sa santé, deux opérations cardiaques, dont il donne volontiers des détails. La conclusion arrive avec une brutalité qu’il savoure : « Avec tout ce que j’ai traversé, je ne serai plus là bientôt. » J’estime poli de me récrier, mais Mme Museau m’interrompt aussitôt : « Si, si, avec tout ce qu’il a traversé, il ne sera plus là bientôt. – Pour l’instant, on en fait encore beaucoup. Mme Museau s’occupe du repassage. Elle mène le ménage. Elle cuisine. Elle fait tout. Mais attention, je dis bien : pour l’instant. On en fera de moins en moins. Et quand je ne serai plus là, il restera Mme Museau. – Peut-être que je partirai la première… lance Mme Museau, comme une menace. – En tout cas, dites-vous bien que Mme Museau, elle, ne vous aurait jamais embauchée. Elle n’en aurait tout simplement pas eu l’idée. Moi, je prévois. Moi, je m’organise. Moi, je décide. – Tu parles trop. » Ses beaux traits bougent à peine. Elle a dû en baver avec lui, sans avoir jamais pu prendre sa revanche. M. Museau continue, comme s’il n’avait pas entendu : « On a décidé de prendre quelqu’un tant que nous sommes encore bien. J’ai préparé une feuille avec les points positifs de l’emploi que nous proposons. Un, vous êtes logée. On vous installera dans la chambre d’un de nos petits-enfants. Il y a un lit une place. » Il me regarde de bas en haut. « Ça va, vous avez le format, vous tiendrez. Et puis, on en changera peut-être plus tard. » Il rit tout seul, en m’évaluant encore une fois. Puis il poursuit : « On débarrassera la pièce de ce qui l’encombre. Vous avez beaucoup d’affaires ? J’imagine que non. On mettra des meubles, il y a tout ce qu’il faut dans cette maison. Il y a même trop. Deuxième point positif : vous êtes nourrie. Mme Museau fait les courses au supermarché, juste à côté. Vous irez avec elle. Elle achète des choses, vous lui direz : “Ça, ça me plaît.” Elle le prendra aussi. Vous voyez ce que j’essaye de vous faire comprendre ? C’est informel. Parfois Mme Museau vous dira : “Je suis fatiguée”, et vous irez faire les courses toute seule. Elle aime bien aussi aller à Carrefour. C’est plus loin, mais plus grand. Ça lui permet de voir du monde. Mme Museau fait la cuisine, mais vous pouvez l’aider. Vous pouvez mettre le couvert. Vous débarrasserez, vous emmènerez les plats, mais vous mangerez avec nous. Comment vous dire ça ? Je ne veux pas uploads/Finance/ aubenas-florence-le-quai-de-ouistreham.pdf

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  • Publié le Dec 07, 2022
  • Catégorie Business / Finance
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