JACQUES CASANOVA Dii S E I N G A L T Vénitien HISTOIRE DE MA VIE E d i t i o n
JACQUES CASANOVA Dii S E I N G A L T Vénitien HISTOIRE DE MA VIE E d i t i o n i n t é g r a l e T o m e C in q F. A. BROCKIiAUS WIESBADEN LIBRAIRIE PLON PARIS M C M L X I [2744] Duobus omissis. C H A PIT R E P R E M IE R Les Hanoveriennes P r é c i s é m e n t à la porte de la maison nous rencontrons les deux sœurs qui rentraient avec un air plus tran quille que triste. Je vois deux beautés qui m ’étonnent ; mais ce qui me surprend davantage est une d’elles qui me dit, me faisant la révérence : — C’est M. le Ch. de Seingalt? — Oui, mademoiselle, fort affligé de votre malheur. — Me feriez-vous l’honneur de monter de nouveau chez nous? — Une affaire pressante me l’empêche. — Je ne vous demande qu’un quart d’heure. Je ne peux pas lui refuser. Ces deux filles étaient les aînées. Celle qui m’engagea à monter employa le quart d’heure à me narrer le malheur de sa famille dans le H an nover, leur voyage à la cour de Sf-Ja.mes pour obtenir un dédommagement, leurs peines inutiles, l’obligation de s’en detter pour se soutenir, la maladie qui empêchait leur mère d’agir en personne, la barbarie du maître de la mai son qui, ne voulant plus attendre, allait faire mettre leur mère en prison, et elles à la porte, et l’autre cruelle bar- 2 HIST OIRE DE MA VIE barie de tous ceux qu’elles connaissaient, et auxquels elles venaient de demander du secours, et qui le leur avaient refusé. —■ Nous n’avons, monsieur, rien, rien à vendre, et aujour d’hui nous n’avons que deux scheling pour vivre en mangeant du pain. — Qui sont ceux qui, vous connaissant, ont le courage de vous abandonner dans une pareille détresse? —• Un tel, un tel, un tel, milord Baltimore, le marquis de Caraccioli, ministre de Naples (1), milord Pembrock. — C’est incroyable, car je connais ces trois derniers pour nobles, riches et généreux. Il faut qu’il y ait une grande et juste raison, car vous êtes toutes belles, et la beauté est pour ces messieurs une lettre de crédit à vue. — Oui, monsieur, il y a une raison. Ces nobles et riches seigneurs [2745] nous abandonnent et nous méprisent. Notre situation ne leur fait pas pitié parce que, disent-ils, nous sommes des fanatiques. Nous ne voulons pas consentir à des complaisances qui s’opposent à notre devoir. — C’est-à-dire qu’ils vous trouvent aimables, et qu’ils prétendent que vous devez vous prêter à éteindre les désirs que vous leur inspirez, et ils vous refusent leur argent parce que, n’ayant aucune pitié d’eux, vous ne voulez avoir pour eux aucune complaisance. Est-ce cela? — Précisément. — Eh bien, ils ont raison. — Ils ont raison? — Sûrement. Je pense comme eux. Nous vous aban donnons à vos devoirs. Le nôtre est celui d’avoir soin de notre argent pour entretenir les passions qui, dans le même temps qu’elles nous font la guerre, elles nous procu rent des moments heureux. Nous ne nous soucions ni d’avoir la réputation d’être vertueux, ni de payer les belles qui nous séduisent par leurs charmes pour nous faire languir après. J ’ose vous dire que dans ce moment votre malheur V O L U M E 10 - CH APITRE I 3 est d’être toutes jolies ; vous trouveriez facilement vingt guinées si vous étiez laides ; je vous les donnerais moi- même, car pour lors, je ne me verrais pas sujet à deux critiques sanglantes. On ne dirait pas que j ’ai fait ce bon oeuvre étant esclave de mon penchant à la galanterie, et on ne pourrait pas non plus dire que je ne vous ai secourues qu’espérant d’obtenir de vous ce que, selon votre système, je n’obtiendrai jamais. Il fallait parler ainsi à cette fille qui avait des grâces et une éloquence éblouissante. Je l’ai vue interdite. Je lui ai demandé comment elle me connaissait, et elle me ré pondit qu’elle m’avait vu à Richemond avec la Charpillon. Je lui ai alors dit que la Charpillon m ’avait coûté deux mille guinées, et qu’elle ne m ’avait jamais accordé un baiser ; mais que cela ne m ’arriverait plus. Sa mère alors l’appela, elle alla voir ce qu’elle voulait, et elle sortit un moment après me disant qu’elle me [2746] priait d’entrer pour me parler de quelque chose. J ’entre, et je vois une femme de quarante-cinq ans dans son lit sur son séant qui n’avait pas l’air d’être malade. Des yeux vifs, une physionomie d’esprit, l’air fin me disent de me tenir sur mes gardes ; je la trouve ressemblante un peu à la mère de la Charpillon. — Qu’avez-vous à m ’ordonner, madame? — Monsiéur, j ’ai entendu tout ce que vous avez dit à mes filles. Vous ne leur avez pas parlé en père, convenez-en. — Madame, je suis un libertin de profession, et si j ’avais des filles je suis sûr qu’elles n’auraient aucun besoin de prédicateur. J ’ai dit à vos filles ce que je sens, et ce que vous devez sentir aussi si vous êtes sage. Je ne suis que l’admirateur des filles qui veulent faire parade de leur vertu, et je ne serai jamais leur ami. Si vos filles veulent être sages, à la bonne heure ; mais elles ne doivent pas aller tenter les hommes. Je m ’en vais, et je vous assure que je ne les verrai plus. 4 HIST OIRE D E MA VIE — Attendez, monsieur. Mon mari était le comte un tel. Elles sont respectables aussi à l’égard de leur naissance. — Eh bien ! Quelle plus grande marque de respect que de ne les voir plus? — Notre situation ne vous fait pas pitié? — Beaucoup, mais je m ’oppose à ce qu’elle m ’inspire, parce qu’elles sont jolies. — Quelle raison I — Très forte. On dirait que j ’en fus la dupe. Si elles étaient laides, je vous donnerais dans l’instant vingt guinées, et on m’admirerait ; mais puisqu’elles sont jolies, si vous voulez vingt guinées, vous les aurez demain matin ; mais j’en veux une cette nuit. — Quel langage à une femme comme moi ! On ne m ’a jamais parlé ainsi. — Excusez la sincérité, et laissez que je sorte de votre présence en vous demandant pardon. Adieu, madame la comtesse. — Nous sommes aujourd’hui réduites à ne manger que du pain. — S’il ne tient qu’à cela je dînerai avec elles, et je payerai pour toutes. — Vous êtes trop singulier. Elles seront tristes, car on va me porter en [2747] prison. Vous vous ennuyerez. Donnez- leur plutôt ce que vous dépenseriez. — Non, madame. Je veux pour mon argent jouir au moins avec mes yeux et mes oreilles. Je ferai différer votre arrêt à demain. Jusqu’à demain la Providence s’en mêlera peut-être. — L ’hôte ne veut pas attendre. — Laissez-moi faire. Je dis alors à Goudar de demander à l’hôte ce qu’il veut pour renvoyer le Bilai (2) seulement pour vingt-quatre heures. Goudar va, et revient pour me dire que l’hôte ren verra le Bilai si je lui donne seulement une guinée et une V O L U M E 10 - CH APIT RE I 5 caution qui lui payera les vingt guinées si Madame se sauve dans l’espace des mêmes vingt-quatre heures. Mon marchand de vin (3) demeurait dans la maison voi sine ; je dis à Goudar de m ’attendre ; j’y vole, et je l’oblige à s’aboucher avec l’hôte et faire par écrit la caution qu’il demandait, en lui donnant la guinée que je lui remets. Après cela je remonte, et je donne à ces filles la bonne nou velle qu’elles ont encore le temps de rire jusqu’au lende main. Un quart d’heure après, d’abord que le Bilei s’est en allé, je rends compte à Goudar du concordat conclu avec madame la mère, et je le prie de se charger de faire venir à manger pour huit personnes. Goudar s’en va, et ayant déjà pris possession de l’entrée chez madame, j ’y entre, en appe lant avec moi toutes ses filles qui étaient toutes étonnées de la façon avec laquelle j’avais bouleversé toute la police de leur maison. — Voilà, madame, lui dis-je, tout ce que j ’ai pu faire pour vous. Vos filles sont charmantes, toutes faites pour l’amour, elles m ’intéressent toutes également, je vous ai procuré une paix de vingt-quatre heures gratis, je dînerai et je souperai avec elles sans leur demander un baiser, et si demain vous n’avez pas changé de système, je retirerai la caution de vingt guinées que j ’ai fait faire, et je ne vous incommoderai plus. [2748] — Qu’entendez-vous par changer de système? — Envoyer à tous les diables une vertu dont je suis l’ennemi juré. — Mes filles uploads/Finance/ casanova-histoire-de-ma-vie-5-10.pdf
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- Publié le Jul 15, 2022
- Catégorie Business / Finance
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