De l’économie des biens matériels à l’économie de l’attention À la suite des in
De l’économie des biens matériels à l’économie de l’attention À la suite des intuitions du sociologue Gabriel Tarde (1902), des travaux d’Herbert Simon (1971), des essais à succès d’Alvin Toffler (qui popularise la notion d’information overload en 1970) et de l’ouvrage pro- grammatique de Georg Franck (1998), l’expression attention economy s’est imposée à l’occasion de la polémique suscitée en 1997 par un article de Michael Goldhaber qui affirmait l’existence d’« un nouveau type d’économie » induit par les propriétés du cybe- respace. Il y soutenait que, « comme toute autre forme d’économie, celle-ci est basée sur ce qui est à la fois le plus désirable mais surtout le plus rare, et c’est maintenant l’attention venant d’autres personnes qui satisfait cette double caractéristique ». Dans les années suivantes, l’économie de l’attention a été le lieu d’un retournement fondamental de nos logiques économiques ancestrales. Comme le disent les spécialistes du management Thomas Davenport et John Beck dans leur ouvrage The Attention Economy (2001), « jadis, l’attention était considérée comme acquise, et c’étaient les biens et les services qui étaient perçus comme porteurs de valeur. À l’avenir, beaucoup de biens et de services seront fournis gratui- tement en échange de quelques secondes ou minutes d’attention de la part de l’utilisateur1 ». Ce ne sont plus les produits de consommation, mais « l’attention qui est désormais l’objet rare par excellence2 ». C’est ce bien dont Patrick Le Lay, le PDG de TF1, déclarait en 2004 faire commerce : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau disponible. » L’horizon théorique d’une meilleure compréhen- sion de l’économie de l’attention a donc des implica- tions très concrètes : l’attention humaine étant le bien dont la rareté devient désormais hégémonique — du moins au sein de la sphère culturelle reconfigurée par Internet —, c’est La Revue des livres qui devrait vous payer pour bénéficier de votre précieuse attention — plutôt que vous ne deviez, comme aujourd’hui, payer pour avoir accès à son contenu. Déficits de l’attention et histoire du capitalisme En réalité, il faut situer les origines de cette grande transformation dans le développement parallèle de l’industrialisation et du marketing à partir du milieu du xixe siècle. Jonathan Crary a bien analysé, dans Suspensions of Perception, (2001), comment l’atten- tion devient alors une question socio-économique centrale, dès lors que le travail à la chaîne exige de mobiliser une attention très particulière de la part des producteurs, en même temps que l’écoulement des produits ainsi fabriqués en grand nombre requiert de capter l’attention de nouvelles masses de consom- mateurs, à travers l’émergence des premières formes de publicité et de marketing à grande échelle. Le développement d’une psychologie expérimentale de l’attention accompagne de près — depuis maintenant un siècle et demi — les tensions et reconfigurations incessantes auxquelles les évolutions du capitalisme soumettent nos capacités à être, à rester ou à devenir attentifs à certains phénomènes plutôt qu’à d’autres. Même si les neurosciences s’efforcent d’en com- prendre les déterminants physiologiques, les troubles déficitaires de l’attention (TDA) ne sont souvent que le symptôme des multiples exigences contradic- toires auxquelles nous soumettent nos structures de vie et de production contemporaines. En contrôlant nos enfants à grand renfort de médicaments, nous employons la chimie pour contraindre leur attention, coûte que coûte, à se plier aux besoins — inédits, parfaitement factices et terriblement invasifs — du Janus capitaliste, qui prône simultanément une implacable discipline productive et un hédonisme consumériste sans limite. C’est bien dans le cadre large d’une économie de l’attention qu’il faut impé- rativement situer les TDA (contrairement à ce que font de trop nombreux médecins, pédopsychiatres, psychologues ou neurobiologistes) : si nos enfants et nous-mêmes souffrons de quelque chose, c’est d’abord de cette maladie socio-économique qu’est le capitalisme. Au carrefour des neurosciences, des technologies numériques, du marketing, des sciences de la communication, de la rhétorique, de la sociologie et de l’activisme politique, un nouveau champ de recherches et de réflexion est en train de prendre forme autour de la notion d’économie de l’attention. Dans nos sociétés offrant un accès virtuellement illimité à l’écrit, au son et à l’image, le « temps d’attention » apparaît comme la nouvelle rareté en passe de reconfigurer les lois de l’économie et de la politique. L’économie de l’attention par Yves Citton* Le Point sur *Yves Citton est professeur de littérature française du xviiie siècle à l’université de Grenoble-3 et membre de l’umr LIRE. Il a récemment publié Gestes d’humanités (2012), Renverser l’insoutenable (2012) et Zazirocratie (2011). Il co-dirige la revue Multitudes et collabore régulièrement à la Revue des livres. Il prépare actuellement un ouvrage sur l’écologie de l’attention. 73 L’économie de l’attention rdl n° 11 — mai-JUIN 2013 Cartographier les multiples régimes d’attention Comme l’a souligné Richard Lanham dans The Eco nomics of Attention (2006), les rhétoriciens ont été les premiers à théoriser, depuis deux millénaires, les divers procédés (argumentatifs, narratifs, mais aussi intonatifs et gestuels) par lesquels les orateurs peuvent espérer capturer, puis captiver l’attention de ceux qui les entendent et les regardent. La tradi- tion rhétorique décline en réalité l’attention en trois domaines : l’attentio stricto sensu, ou tension morale de la volonté vers le discours ; la docilitas, ou tension cognitive de l’intelligence ; la benevolentia, ou tension affective du cœur. À partir de là sont déclinés trois ensembles de dispositifs rhétoriques susceptibles de rendre attentif l’auditeur, des dispositifs embrayeurs d’un désir d’écouter, d’un désir de comprendre et d’un désir d’aimer3. Outre sa durée et son intensité, déjà identifiées par les études de Théodule Ribot publiées à la fin du xixe siècle, une série de dichotomies ont été proposées (ou ressuscitées) récemment pour caractériser dif- férents types et régimes d’attention, donnant lieu à différents modes de capture. L’attention peut être captive, comme c’est le cas lorsque des spectateurs prisonniers de leur siège se voient infliger des publici- tés avant le commencement d’un film, ou volontaire, comme lorsque je choisis de lire un livre sur la plage plutôt que de bronzer les yeux fermés. Elle peut être attractive, lorsque c’est la perspective d’un plaisir ou d’un gain qu’on fait miroiter devant moi (loterie, dis- count, soldes), ou aversive, lorsqu’un gros panneau de couleur vive m’annonce un danger de mort. Elle peut être patente (front-of-mind), lorsque je suis concen- tré sur une tâche à laquelle je consacre consciem- ment mes efforts (rédiger un texte), ou latente (back- of-mind), lorsque je conduis une voiture en parlant avec un passager4. Avec davantage de distance critique, un bel article de Dominique Boullier décrit trois régimes diffé- rents à distinguer au sein des industries actuelles de l’attention. Le régime de la fidélisation, illustré par 74 L’économie de l’attention rdl n° 11 — mai-JUIN 2013 le fichier clients et le consumer relationship mana- gement, cherche à établir une relation stable fondée sur l’écoute réciproque, sur le long terme, entre une firme (identifiée par une « marque ») et ses consom- mateurs, rassurés par l’attention qu’on fait mine de leur porter. Le régime de l’alerte, au lieu de viser la stabilité du long terme, repose au contraire sur « l’intensité des émotions et des stimulations de toute sorte », en une « excitation permanente » reposant sur le priming, c’est-à-dire sur l’enregistrement de couches superficielles de marqueurs diffus, aux- quels on reste attentif comme de loin et de façon virtuelle mais que l’on pourra mobiliser rapidement lorsqu’un stimulus viendra en activer la pertinence. Après avoir déstabilisé les principes de la fidélité, ce régime de l’alerte est aujourd’hui confronté à un zapping généralisé et à une « réduction tendancielle du taux d’attention à une suite de flash », qui en sape les bases. D’où l’émergence d’un troisième régime caractérisé par l’immersion dans un mode d’exis- tence virtuel, illustré par les jeux vidéo, où « l’atten- tion est synonyme d’une absorption totale dans cette autre existence », mais où « c’est notre action et notre action focalisée qui font tenir ce monde, qui n’est plus représentation mais énaction5 ». Une question centrale au carrefour des disciplines Ainsi cadrée, l’économie de l’attention mérite d’être placée au cœur du travail auquel sont désormais appelées les disciplines réunies sous la bannière des Humanités. Toute œuvre d’art dépend en effet pour sa circulation d’une économie de l’attention, qu’elle contribue à reconditionner en retour. Si l’économie « classique » (celle qui optimise les choix en fonction de la rareté des marchandises matérielles et de la production de services) a toujours régi le destin des œuvres, celles-ci ont de tout temps inventé des façons innovantes de traiter cette rareté qu’est l’attention — rareté perpétuelle de l’attention, puisque la vie humaine a toujours été trop courte, mais rareté nouvelle dans la mesure où la multiplication des res- sources culturelles aujourd’hui disponibles grâce aux réseaux numériques accroît de façon exponentielle le « coût d’opportunité » de tout choix attentionnel. L’économie de l’attention est au carrefour de trop de disciplines pour qu’on puisse en cartographier la présence généralement diffuse. Les questions d’éco- nomie se sont insérées au cœur des théories psycho- logiques de l’attention avec les travaux du uploads/Finance/ citton-economieattention-rdl-11-2013 1 .pdf
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- Publié le Aoû 20, 2021
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