1 L’ingénierie financière : quelles dérives ? Gabrielle Demange1 Ecole d’Econom
1 L’ingénierie financière : quelles dérives ? Gabrielle Demange1 Ecole d’Economie de Paris et Cepremap 24 Novembre 2009 Ni les bulles ni les paniques bancaires ne sont des phénomènes nouveaux. En revanche, l’ampleur de la crise financière est sans précédent puisqu’elle a touché le secteur bancaire de la plupart des pays développés et la quasi-totalité des actifs financiers et des valeurs – actions, immobilier, matières premières. Seuls les emprunts d’État, servant de refuge, ont été épargnés. La dérégulation bancaire, l’internationalisation des échanges, le développement de nouveaux vecteurs d’échanges de risques expliquent pour partie l’ampleur de la crise financière. Or toutes ces transformations ont largement été inspirées par des « théories » économiques. Pour évaluer comment réformer et réguler le secteur bancaire, et en particulier l’ingénierie financière, il nous faut comprendre ce qui a mal fonctionné. Pour reprendre les termes du Premier ministre britannique Gordon Brown devant le Congrès américain le 4 Mars 2009 : 2 « Et nous devons comprendre ce qui n’a pas fonctionné dans la crise, que les instruments financiers qui étaient conçus pour diversifier le risque au sein du secteur bancaire ont, au contraire, contaminé le globe. Et aujourd’hui, les institutions financières sont tellement interconnectées qu’une banque en détresse met en danger n’importe quelle banque saine. » Ce chapitre présente d’abord les facteurs à l’origine de l’ingénierie financière. Cette activité est, depuis le début des années 80, l’une des sources principales3 de la croissance du secteur bancaire au sens large (comprenant tous les intermédiaires financiers, banques de dépôt, banques d’investissement, hedge funds, asset managers...). L’ingénierie financière consiste à concevoir, évaluer et gérer des instruments financiers, dont les désormais célèbres subprimes issus de la titrisation. Nous tenterons d’analyser le rôle de l’activité dans la crise, au-delà des dérapages flagrants largement relayés par les media. Cette analyse s’appuiera sur deux points. Premièrement, les nouveaux instruments financiers sont gérés par des interventions répétées et dans des sens divers, sur les marchés boursiers, qui expliquent une partie de l’accroissement des volumes des échanges. Alors que la finalité de ces instruments est de «partager» les risques, leur gestion fragilise les processus d’équilibrage des marchés et relie fortement l’activité des banques aux marchés boursiers. Deuxièmement, 1 Ce texte est un chapitre du livre « Nouvelles questions d’économie contemporaine » à paraître chez Albin Michel. Je remercie l’assistance et la patience de Jean-Edouard Colliard. 2 “And we need to understand what went wrong in this crisis, that the very financial instruments that were designed to diversify risk across the banking system instead spread contagion across the globe. And today's financial institutions are so interwoven that a bad bank anywhere is a threat to good banks everywhere.” 3 Les activités de conseil aux entreprises, en particulier les fusions-acquisitions en serait une autre. Voir par exemple l’analyse de Thomas Philippon et Ariell Reshef dans “Wages and Human Capital in the U.S. Financial Industry: 1909-2006”, CEPR Discussion Paper (2008), qui étudie l’évolution du travail dans le secteur et l’impact sur les salaires aux US. 2 certains produits, issus de la titrisation, ont permis au système bancaire dans son ensemble d’accroître la distribution globale de crédits en jouant sur les règles prudentielles.Tout se passe comme si le système bancaire n’avait eu aucune incitation à valoriser correctement ces produits, qui ont servi de support (collatéral*)4 à un tissu très complexe de relations interbancaires. Le plan est le suivant. La section 1 considère les produits financiers « dérivés » définis pour partager des risques. Ces produits sont à l’origine du développement hyper- technique de l’ingénierie financière. Les produits issus de la titrisation (en particulier les subprimes) seront abordés dans la section 3 car leur motivation première est plus la « marchéisation » de prêts que le partage des risques. La section 2 aborde les limites aux marchés et l’impact de la gestion des produits dérivés sur l’équilibre de ces marchés. La section 3 analyse le rôle des produits dérivés et titrisés dans la crise interbancaire. 1. Le développement des instruments financiers Il faut d’abord reconnaître que l’ingénierie financière a connu une « révolution » technologique qui s’est traduite par un nombre croissant de diplômés scientifiques dans le secteur bancaire et une augmentation des rémunérations. Ces transformations se sont appuyées sur deux piliers principaux : d’une part les arguments économiques qui mettent en avant l’intérêt des échanges de risques sur les marchés, et d’autre part les techniques de valorisation et de gestion des risques qui ont permis à l’offre de se développer. Si l’offre a ainsi joué un rôle moteur, elle a répondu à une demande importante, directe ou indirecte, de la part des entreprises et des particuliers. Bien sûr, cette demande peut être manipulée, exacerbée (comme celles des ménages pauvres aux États-Unis et au Royaume-Uni), auto-entretenue à l’intérieur du système financier. Tous ces points ont été largement décrits. Cependant, il ne faut pas négliger que ces excès auraient été impossibles si, en bout de chaîne, une demande forte pour les nouveaux services ne reflétait une certaine utilité que nous essayons de décrire. Partage des risques. Nous rappelons ici les arguments économiques qui justifient la création d’instruments de partage des risques échangeables sur des marchés. Insistons sur les deux caractéristiques : l’instrument définit uniquement un transfert de risque – en opposition à un titre de propriété type action ou de produits titrisés que nous décrirons ci- dessous – et est échangeable – en opposition à un contrat d’assurance entre une compagnie d’assurance et un client. Les arguments relèvent en fait de la doctrine classique selon laquelle le marché est le plus souvent un mécanisme efficace d’échange. Dans cette optique, un instrument de partage d’un risque est un produit standardisé, bien défini, qui sert de support à des échanges qui seront matérialisés dans le futur en fonction du risque réalisé. L’exemple type d’un instrument de partage de risques est un produit dit dérivé qui s’appuie sur un autre titre déjà existant, appelé le sous-jacent*.5 Les contrats à terme sont les premiers produits dérivés négociés sur des bourses, à Anvers et à Amsterdam au XVI-ième siècle. Ils ont été mis en place afin de répartir au mieux le risque associé aux variations de prix du sous-jacent – prix de matières premières, taux de change entre devises, taux d’intérêt, indices boursiers. Ces échanges doivent permettre d'améliorer le «bien-être», à l’instar des contrats d'assurance, sans avoir nécessairement une influence sur la prise de risque et le 4 On trouvera un lexique portant sur les mots marqués en astérisque à la fin de cette note 5 Notons que le marché intervient ici non seulement comme mécanisme d’échange du dérivé, mais aussi dans la construction même du titre, qui repose sur le prix futur du sous-jacent. 3 montant global du risque – d’où le terme partage de risque.6 Le marché à terme permet aux vendeurs (par exemple des agriculteurs) et aux acheteurs (par exemple des minotiers) d’éliminer le risque du prix de vente de leur récolte pour les premiers, et du prix d’achat de leur matière première pour les seconds. Des intermédiaires qui n’ont pas de position à couvrir du fait de leurs activités de production, appelés de ce fait «spéculateurs», faciliteraient les échanges en se proposant temporairement contrepartie aux ordres d’achat ou de vente. On dit qu’ils améliorent la « liquidité* » du marché, c’est-à-dire la possibilité d’opérer une transaction au moment souhaité dans des termes pas trop défavorables. Si certains produits dérivés sont anciens, l’élément nouveau marquant est l’application systématique du principe d’échanges contingents à toutes sortes d’aléas.7 Tout d’abord, les contrats à terme ont été complétés par des options à l’achat ou à la vente. Pour mieux comprendre leur intérêt, considérons par exemple une option de vente sur l’action Total « exerçable » au prix d’exercice 40 euros dans trois mois. Si la valeur de l’action passe en dessous de 40 dans 3 mois, à 38 euros par exemple, l’acheteur de l’option recevra la différence entre le prix auquel il a le « droit » de vendre l’action et le prix réalisé, soit ici 2 euros. Aucun transfert n’a lieu si le prix de l’action est supérieur à 40 euros. La détention jointe d’une part Total et de l’option de vente permet ainsi de se garantir une valeur plancher de 40 euros dans trois mois, indépendamment de l’évolution du cours. Sur le marché organisé des dérivés (Nyse-Euronext), se négocient des options avec des prix d’exercice différents et des échéances variées, mensuelles pour des sous-jacents phares tel l’indice CAC 40. Plaçons nous par exemple au 14 Octobre 2009. L’indice valait 3871 et se négociaient des options à l’achat ou à la vente de prix d’exercice 3825, 3850, 3875, 3900, 3925 exerçables fin Novembre (nous donnons ici les options les plus échangées ; on trouvera en annexe un tableau plus complet des prix d’exercice et des prix des options). Ainsi les options permettent de découper les risques du sous-jacent – ici la valeur du CAC 40 à une échéance donnée – en événements «élémentaires». L’avantage est double. Le premier est de permettre l’échange de chacun de uploads/Finance/ ingenierie-financiere-gd-2.pdf
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- Publié le Mar 04, 2022
- Catégorie Business / Finance
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