Regard sur l’épistémologie de la science économique Jean-Marie Fessler Docteur

Regard sur l’épistémologie de la science économique Jean-Marie Fessler Docteur en éthique médicale et de santé publique de l’Université Paris Descartes∗ « Le problème fondamental de toute société est de répondre efficacement à la question “Comment vivre ensemble ?” » Maurice Allais, prix Nobel de science économique. L’Institut international de recherche en éthique biomédicale (IIREB) s’interroge sur les enjeux éthiques des plus récents développements scientifiques. Compte tenu du poids de la science économique, notamment par les débouchés professionnels qu’elle procure, un questionnement portant sur cette science humaine semble loin d’être déplacé au niveau de l’éthique prospective. Que l’on définisse la science économique comme la science qui étudie l’utili- sation des ressources rares pouvant être consacrées à divers usages dans le but de satisfaire des besoins humains ou comme une partie d’une science praxéologique, d’une théorie générale de l’action humaine, elle ouvre un espace considérable à la pensée. Les universités les plus importantes l’enseignent. Elle a même pu faire créer un prix Nobel, en 1969, financé par la Banque de Suède. Elle dispose de relais considé- rables dans les institutions internationales, les gouvernements, les entreprises de toute nature, les think tanks, les médias. * Docteur en méthodes d’analyse des systèmes de santé de l’université Claude Bernard, Lyon I, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et de l’École nationale de la santé publique, certifié en Health Care Risk Management par l’Université de Chicago, Consulting Professor, Stanford Univer- sity Program in Paris, directeur des établissements de soins de la Mutuelle générale de l’Éducation nationale. Humain.indb 105 Humain.indb 105 21/10/09 15:59:11 21/10/09 15:59:11 L’humain, l’humanité et le progrès scientifique 106 Paradoxalement, la science économique peut être sollicitée à l’excès, détournée et transgressée, les économistes les plus rigoureux n’être pas écoutés et, cependant, nombre d’économistes ou de cadres ayant reçu une formation soutenue en économie être positionnés dans des réseaux d’acteurs puissants ou à la tête d’institutions et entreprises importantes. Avant tout, l’économie domestique est au cœur du quotidien de l’homme et de l’humanité. Historiquement et aujourd’hui encore dans un certain nombre de régions de la planète, elle surplombe même l’argent, remarquable support des échanges. Dans ces conditions, il est raisonnable de s’interroger sur l’épistémologie de la science économique, c’est-à-dire sur la manière dont les économistes travaillent et produisent leurs affirmations, celle dont ils font circuler ces affirmations et la cohé- rence de leur savoir. On ne pourra tenter ici qu’une esquisse n’utilisant de la science économique que ce dont chacun a l’expérience pratique : demande et offre, consommation et produc- tion, prix, emploi, revenu, épargne, investissement. Cela devrait suffire pour repérer les modèles de l’humain et de l’humanité sous-jacents à l’axiomatique des sciences économiques. L’objectif de ce papier de recherche est donc le suivant : à travers une observa- tion nourrie par la littérature et l’expérience, nous tentons de préciser les représen- tations les plus courantes de l’humain qui sont au cœur de la science économique. Même sous une forme excessivement résumée, cet état des lieux, cet état de santé de la science économique, permet de percevoir une famille de lacunes, déficits, disso- nances, disjonctions, dégénérescences, blocages, matrices de dangers pour les pro- grès de la science économique elle-même et, surtout, pour ses applications multiples à l’humain et à l’humanité. Nous proposons, enfin, des pistes épistémologiques visant à prévenir le discrédit et des erreurs coûteuses, dans tous les sens du terme. Depuis sa naissance il y a deux siècles, le fait que la science économique soit le fer- ment et le prétexte de catastrophes idéologiques incite à la plus grande prudence. Dans le débat au sein de l’IIREB, nous nous inspirerons de cette proposition de Mireille Delmas-Marty : « Ce qui me tient le plus à cœur, c’est de parvenir à traver- ser cette immense technicité du droit et de faire un pas de côté, de me placer à l’extérieur afin d’apercevoir les voies d’évolution possibles1. » Il y a une immense technicité de la science économique, de la macroéconomie, de la microéconomie, de l’économie financière, de l’économétrie. Le débat éthique est certainement cette démarche de côté dont nous avons tant besoin pour un développement durable, une société durable, une santé durable. 1. R.-P. Droit, « Mireille Delmas-Marty, Imaginer le droit de l’après-11 Septembre », Le Monde des livres 17 févr. 2006, p. 12. Humain.indb 106 Humain.indb 106 21/10/09 15:59:11 21/10/09 15:59:11 Regard sur l’épistémologie de la science économique 107 I. UN ÉTAT DE SANTÉ DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE L’économie est une science humaine, fondée au xviiie siècle. Les modèles mathéma- tiques y sont aujourd’hui omniprésents. Depuis quelques années, la communauté des économistes s’interroge sur ses instruments dominants. En quelques lignes, nous allons tenter de résumer cette histoire. Les physiocrates français sont les premiers à se demander ce que représente la richesse des nations. Avec François Quesnay (1694-1774), ils inventent la compta- bilité nationale et le concept d’équilibre. Pour eux, la nature est la source de richesse. L’anglais Adam Smith (1723-1790), professeur de philosophie morale, pense que c’est le travail qui crée la richesse. Il invente la division du travail qui donne naissance à la loi de l’offre et de la demande : chacun se spécialisant, nous sommes obligés d’échanger ; le marché est le lieu des échanges. Fondé sur la division du tra- vail et associé à l’égoïsme inné des agents économiques, le marché aboutit à une harmonie collective. La main invisible agit. Dès l’origine, il y a malentendu. Adam Smith utilise l’expression de main invisible à trois reprises seulement dans son œuvre pour exprimer deux idées : des actions guidées par notre seul intérêt peuvent dans certains cas contribuer davantage à la richesse et au bien-être commun que des actions jugées plus altruistes ou vertueuses. Il se méfie des excès de vertu. La seconde idée est que les êtres humains ne sont pas toujours maîtres des conséquences de leurs actes. Léon Walras (1834-1910) et Vilfredo Pareto (1848-1923) font de la main invi- sible un véritable mécanisme social : si chaque consommateur peut librement choisir ses achats et si chaque producteur peut librement choisir les produits qu’il vendra et la façon de les produire, alors le marché évoluera vers une situation mutuellement bénéfique pour tous. La représentation sous-jacente à cette théorie est que le penchant égoïste des individus va conduire chacun à se comporter d’une manière bénéfique pour la société : les firmes choisiront les méthodes de production les plus efficaces afin de maximiser leur profit ; les prix seront réduits sous l’effet de la concurrence ; les agents économiques investiront dans les domaines qui ne parviennent pas à satisfaire la demande et qui fournissent donc un retour sur investissement élevé. Dans les sec- teurs en surproduction, les agents se retireront sous l’effet de profits nuls ou négatifs. Les habitants d’un pays pauvre sont prêts à travailler pour un faible salaire, ce qui incite les investisseurs à délocaliser. La demande de travail augmentera ainsi que les salaires. À l’aboutissement de ce processus, l’égalisation aura joué et les niveaux de vie seront comparables à ceux des pays riches. Tous ces effets sont automatiques mais ne fonctionnent plus lorsqu’il y a produc- tion d’externalités. Ce terme désigne une situation économique dans laquelle l’acte de consommation ou de production d’un agent influe positivement ou négativement sur la situation d’un autre agent non impliqué dans l’action. Les bénéfices/dommages Humain.indb 107 Humain.indb 107 21/10/09 15:59:11 21/10/09 15:59:11 L’humain, l’humanité et le progrès scientifique 108 ne sont pas totalement compensés. C’est typiquement le cas avec le progrès scienti- fique qui, sous certaines conditions, profite à tous sans que chacun ait à contribuer. Léon Walras, ingénieur français, fonde l’économie mathématique et construit un système d’équilibre général. Il donne un statut théorique aux formes littéraires et intuitives d’Adam Smith, fondateur de l’économie politique. L’économie prend une dimension normative. On y privilégie ce qui doit être par rapport à ce qui est. Après Léon Walras, l’économie se scinde en deux : les mathématiciens, comme Alfred Marshall (1843-1924), qui fondent leurs travaux sur l’équilibre général, d’une part ; les marxistes essentiellement qui privilégient la valeur travail et pensent que la dynamique de la lutte des classes interdit tout équilibre, d’autre part. Vilfredo Pareto fonde la microéconomie et le concept d’optimum, état où la satisfaction des indivi- dus est maximale. Il pense que seule la concurrence pure et parfaite peut atteindre cet optimum. Il faut attendre John Maynard Keynes (1883-1946), qui se destinait aux mathé- matiques, pour que les économistes s’intéressent à l’argent. Il fonde l’économie moderne et ses jeux sur l’information, clé de l’anticipation. Dans les économies avancées, le travail ne consiste plus en une action sur les choses. Il réside dans les actions d’hommes et de femmes agissant sur d’autres hommes et femmes, de per- sonnes agissant sur l’information et de l’information agissant sur des personnes. La Crise de 1929, qui explique largement la politique économique américaine depuis, a induit de nouvelles théories économiques ou des perfectionnements d’an- ciennes : la théorie des jeux, la théorie du déséquilibre, les théories de la confiance et de l’économie solidaire, la théorie des trois uploads/Finance/ jean-marie-fessler-2009-regard-sur-l-x27-epistemologie-de-la-science-economique.pdf

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  • Publié le Sep 28, 2022
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