Les formes contemporaines de la disqualification sociale Par Serge PAUGAM Le co
Les formes contemporaines de la disqualification sociale Par Serge PAUGAM Le concept de disqualification sociale renvoie au processus d’affaiblissement ou de rupture des liens de l’individu avec la société au sens de la perte de la protection et de la reconnaissance sociale. L’homme socialement disqualifié est à la fois vulnérable face à l’avenir et accablé par le poids du regard négatif qu’autrui porte sur lui. Si ce concept est relativement récent en sociologie, on peut y voir son origine dans les travaux de Georg Simmel au début du XXe siècle sur le statut des pauvres (Simmel, 1998). L’objet d’étude qu’il propose n’est pas la pauvreté ni les pauvres en tant que tels mais la relation d’assistance entre eux et la société dans laquelle ils vivent. En s’inscrivant dans cette perspective analytique, l’ouvrage La disqualification sociale, publié en 1991, se fondait sur une enquête réalisée à Saint-Brieuc en 1986-87, au cours d’une décennie marquée par une profonde transformation de la perception sociale de la pauvreté (Paugam, 1991). Ce que l’on a appelé la « nouvelle pauvreté » au milieu des années 1980 déconcertait par la désorganisation sociale qu’elle entraînait. Au cours de cette décennie, les services d’action sociale ont vu croître les demandes d’aide financière. Alors qu'ils avaient l’habitude d’intervenir auprès de familles jugées inadaptées, désignées comme « familles lourdes » ou « cas sociaux », les travailleurs sociaux ont vu arriver dans leurs services des jeunes sans ressources issus de familles jusque-là sans problèmes, des personnes refoulées du marché de l’emploi et progressivement précarisées. Autrement dit, la « nouvelle pauvreté » était en grande partie liée à l’érosion de la protection sociale pour des franges de plus en plus nombreuses de la population et non plus seulement d’ordre monétaire. Elle touchait le cœur même de l’intégration sociale, à savoir la stabilité de l’emploi. De ce fait, elle se traduisait le plus souvent par une pauvreté relationnelle, des problèmes de santé, des difficultés d’accès au logement. C’est la raison pour laquelle elle a suscité – et continue de susciter – l’angoisse de nombreuses personnes. L'ouvrage de 1991 avait permis de vérifier cinq hypothèses que l’on peut résumer ainsi : 1) Le fait même d’être assisté assigne les « pauvres » à une carrière spécifique, altère leur identité préalable et devient un stigmate marquant l’ensemble de leurs rapports avec autrui ; 2) Si les pauvres, par le fait d’être assistés, ne peuvent avoir qu’un statut social dévalorisé qui les disqualifie ; ils restent malgré tout pleinement membres de la société dont ils constituent pour ainsi dire la dernière strate ; 3) Si les pauvres sont stigmatisés, ils conservent des moyens de résistance au discrédit qui les accable ; 4) Le processus de disqualification sociale comporte plusieurs phases (fragilité, dépendance et rupture des liens sociaux) ; 5) Les trois conditions socio-historiques de l’amplification de ce processus sont : un niveau élevé de développement économique associé à une forte dégradation du marché de l’emploi ; une plus grande fragilité de la sociabilité familiale et des réseaux d’aide privée ; une politique sociale de lutte contre la pauvreté qui se fonde de plus en plus sur des mesures catégorielles proches de l’assistance. Vingt ans après la publication de cet ouvrage, de quels changements majeurs faut-il tenir compte pour évaluer les formes contemporaines de la disqualification sociale ? La disqualification sociale des salariés précaires A la fin des années 1990, une attention plus grande a été accordée aux travailleurs pauvres, phénomène connu depuis longtemps aux États-Unis, mais dont on n’avait pas encore vraiment débattu en France. Pourtant, plusieurs signes de la dégradation des conditions de travail et du niveau de vie de franges d’actifs occupés étaient visibles dès 1993, comme en témoignent les résultats d’une étude menée au CERC (Paugam, Zoyem, Charbonnel, 1993). A partir de ce constat, une enquête a pu être menée auprès d’un échantillon diversifié de salariés, laquelle a abouti à la publication duSalarié de la précarité (Paugam, 2000). Cette recherche a permis de constater que le processus de disqualification sociale ne commence pas obligatoirement par l’expérience du chômage, mais que l’on peut trouver dans le monde du travail des situations de précarité comparables à l’expérience du chômage, au sens de la crise identitaire et d’affaiblissement des liens sociaux. Rappelons ici, brièvement, que la précarité des salariés a été analysée en partant de l’hypothèse que le rapport au travail et le rapport à l’emploi constituent deux dimensions distinctes, aussi fondamentales l’une que l’autre, de l’intégration professionnelle. C’est ainsi que le type idéal de l’intégration professionnelle a été défini comme la double assurance de la reconnaissance matérielle et symbolique du travail et de la protection sociale qui découle de l’emploi. La première condition est remplie lorsque les salariés disent qu’ils éprouvent des satisfactions au travail et la seconde lorsque l’emploi qu’ils exercent est suffisamment stable pour leur permettre de planifier leur avenir et d’être protégés face aux aléas de la vie. Ce type idéal, qualifié d’intégration assurée, a permis de distinguer, par déduction, et de vérifier ensuite empiriquement, trois types de déviations : l’intégration incertaine (satisfaction au travail et instabilité de l’emploi), l’intégration laborieuse (insatisfaction au travail et stabilité de l’emploi) et l’intégration disqualifiante (insatisfaction au travail et instabilité de l’emploi). Une faible intégration professionnelle risque de conduire à une faible intégration au système social dans son ensemble. En quoi la disqualification sociale qui touche les salariés précaires est-elle comparable à la disqualification sociale de ceux qui sont écartés du marché de l’emploi ? Il est possible de retenir au moins quatre dimensions conceptuelles communes. La première renvoie au refoulement des individus dans une position socialement dévalorisée susceptible d’entraîner une forte stigmatisation. Pour les pauvres, le fait d’être contraint de solliciter les services d’action sociale pour obtenir de quoi vivre altère souvent leur identité préalable et marque l’ensemble de leurs rapports avec autrui. Ils éprouvent alors le sentiment d’être à la charge de la collectivité et d’avoir un statut social dévalorisé. Le salarié de la précarité est-il dans une situation comparable ? Certes, il ne fréquente pas forcément les services de l’assistance - encore que ces derniers accueillent de plus en plus des personnes ayant un emploi -, mais puisque la norme de l’intégration professionnelle est l’épanouissement de soi au travail et la stabilité de l’emploi, on peut dire également qu’il appartient à une catégorie socialement dévalorisée. De nombreux salariés éprouvent souvent le sentiment d’être maintenus dans une condition avilissante sans avoir la moindre chance d’améliorer leur sort. Il leur manque la dignité, au double sens de l’honneur et de la considération. Leur honneur est bafoué lorsqu’ils ne peuvent se reconnaître dans leur travail et agir conformément à la représentation morale qu’ils ont d’eux-mêmes. La considération qu’ils obtiennent dans leurs relations de travail peut être également si faible qu’elle leur donne le sentiment d’être socialement rabaissés, voire de ne pas ou de ne plus compter pour autrui. Les salariés éloignés de l’intégration assurée sont confrontés à des situations qui peuvent leur paraître contraires à la dignité. Pour les salariés proches de l’intégration incertaine, l’impossibilité de stabiliser leur situation professionnelle équivaut à la privation d’un avenir. Pour les salariés proches de l’intégration laborieuse, la souffrance au travail est souvent l’expression d’une faible considération pour ce qu’ils sont et ce qu’ils apportent à l’entreprise. Enfin, pour les salariés proches de l’intégration disqualifiante, le cumul d’un travail sans âme et d’un avenir incertain est source de désespoir et d’humiliation. La disqualification sociale des salariés commence donc à partir du moment où ceux-ci sont maintenus, contre leur gré, dans une situation qui les prive de tout ou partie de la dignité que l’on accorde généralement à ceux qui contribuent par leurs efforts à l’activité productive nécessaire au bien-être de la collectivité : un moyen d’expression de soi, un revenu décent, une activité reconnue, une sécurité. En ce sens, la disqualification sociale ne commence pas avec le refoulement hors du marché de l’emploi. Elle existe au sein même de la population des salariés et correspond à une forme d’exploitation. La deuxième dimension met l’accent sur l’idée de processus, qui suggère que la situation des individus évolue et que l’on peut donc distinguer plusieurs phases dans leur trajectoire. Les assistés ne constituent pas une strate homogène de la population. Pour la collectivité, les « pauvres » forment une catégorie bien déterminée puisqu’elle est institutionnalisée par l’ensemble des structures mises en place pour lui venir en aide, mais elle ne constitue pas pour autant un ensemble social homogène du point de vue des individus qui la composent. Dans La disqualification sociale, plusieurs types de relation aux services d’action sociale ont été distingués en fonction du type de difficultés rencontrées par les individus refoulés du marché de l’emploi. Cette approche a permis également d'étudier la transformation des expériences vécues et de passer ainsi de l’analyse des types de relation à l’assistance à l’analyse des conditions du passage d’une phase à l’autre de ce processus. Les salariés précaires ne forment pas non plus une strate homogène au sein du salariat. La vérification empirique uploads/Finance/ la-disqualification-sociale.pdf
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- Publié le Apv 17, 2021
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