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QUE SAIS-JE ? Le capitalisme CLAUDE JESSUA Professeur émérite à l'Université Panthéon-Assas (Paris-II) Sixième édition mise à jour 14e mille Introduction e terme de « capitalisme », malgré sa désinence, ne correspond pas à une construction de l’esprit ou à un système théorique. Il a été forgé au XIXe siècle par des socialistes français, comme Proudhon, Pierre Leroux ou Blanqui, qui désignaient ainsi le système économique et social de leur temps, système qu’ils espéraient voir remplacé, à plus ou moins long terme, par le « socialisme ». Notons au passage que ni Marx ni Engels n’ont jamais employé précisément ce terme : ils se référaient au « mode de production capitaliste » ou à l’« économie bourgeoise », ce qui d’ailleurs revenait au même. Très vite, sous la plume des doctrinaires, ce néologisme a acquis une connotation péjorative, associé qu’il était aux notions d’injustice ou d’exploitation, au point que les auteurs libéraux lui ont substitué des expressions qu’ils estimaient plus neutres, telles que « économie de libre entreprise » ou « économie de marché ». C’est essentiellement au XXe siècle, grâce à des historiens comme Werner Sombart en Allemagne, Henri Hauser en France, à des sociologues comme Max Weber, à des économistes tels que Schumpeter, que le terme de « capitalisme » a acquis la respectabilité académique et qu’il a fini par se dégager de l’atmosphère polémique qui en gênait l’étude et qui en faisait, comme disait François Perroux, une « notion de combat ». Le terme même de « capitalisme » mérite cependant qu’on lui consacre une certaine réflexion. Dès le XVIIIe siècle, le mot « capitaliste » désignait un détenteur de capitaux dans sa fonction d’investisseur. Le terme était d’usage fréquent chez des auteurs de langue anglaise comme Adam Smith (1723- 1790) ou comme Turgot (1727-1781) qui, dès 1766, désignait les chefs d’entreprise comme des « capitalistes entrepreneurs de culture » (c’étaient les fermiers) ou comme des « capitalistes entrepreneurs d’industrie » (il s’agissait de ceux qui étaient à la tête d’entreprises non agricoles). L Ainsi donc, le capitalisme était un système socio-économique avec pour figure dominante celle du capitaliste. Ce dernier était entendu soit comme un possesseur de capitaux qui s’efforçait de les faire fructifier en les plaçant, soit comme un entrepreneur qui décidait de les mettre lui-même en valeur dans son entreprise. Cette définition impliquait une distinction nette entre les possesseurs de capitaux (les capitalistes) et les salariés, qui ne possédaient que leurs bras. François Quesnay (1694-1774) décrivait déjà les fermiers [1] comme des « possesseurs de grands capitaux ». Après lui, les auteurs qui, comme Adam Smith, ont entrepris de dévoiler les ressorts de l’enrichissement des nations, autrement dit de la croissance économique, ont insisté d’emblée sur le rôle joué par le capital existant et par son accumulation. Ils ont généralement admis que cette accumulation, ce que nous appelons aujourd’hui l’investissement ou la formation de capital, était réalisée par des particuliers ou par des entrepreneurs en vue d’en tirer un profit. Il s’agissait, en effet, non seulement de couvrir les coûts de production mais encore de dégager un surplus, le profit, qui serait réinvesti et permettrait ainsi à l’entreprise de croître, la loi de la croissance étant celle des intérêts composés. Si l’on étend cette vue à l’échelle d’une nation, l’économie d’un pays capitaliste est considérée comme un système dont la finalité est de croître, la croissance étant celle des richesses et procédant de façon cumulative. En d’autres termes, l’état stationnaire est étranger à l’essence du capitalisme. Précisons d’abord ce que nous entendrons par le capitalisme, afin de mieux cerner l’objet de notre étude. Il existe de nombreuses définitions de ce terme. Nous retiendrons celle de Schumpeter (1883-1950) [2] : le capitalisme se définit par l’appropriation privée des moyens de production ; par la coordination des décisions à travers les échanges, en d’autres termes par le marché ; enfin, par l’accumulation des capitaux grâce à des institutions financières, autrement dit par la création de crédit. Cette définition a pour effet d’opposer le capitalisme au socialisme dans le grand conflit contemporain entre ces deux systèmes. Effectivement, Schumpeter propose une définition symétrique du socialisme : c’est un système caractérisé par l’appropriation collective des moyens de production. La coordination des décisions, l’affectation des ressources productives, le rythme de l’accumulation des capitaux y sont déterminés par un ensemble d’injonctions chiffrées, à savoir le Plan, lequel se substitue au marché. Une précision paraît nécessaire : nous n’aurons pas l’occasion ici de faire allusion au « communisme ». Il s’agit en effet d’un système théorique qui, selon les propres termes de Marx dans La Critique du programme de Gotha (1875), était censé répondre à la formule : « De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins. » Sa réalisation apparaissait comme lointaine, car elle supposait un développement tel des forces productives que la rareté serait abolie et que les hommes auraient un accès direct et gratuit à ce dont ils auraient besoin, sans même recourir à la monnaie. Les Russes, après l’expérience tragique du « communisme de guerre » (1918-1921), ont dû se rendre à l’évidence : le communisme était un idéal qui ne pourrait pas être immédiatement réalisé. Il faudrait donc passer par une longue phase de transition suivant la maxime : « De chacun selon ses capacités à chacun selon son travail. » Le « socialisme » fut le nom que les Russes eux-mêmes donnèrent à ce régime transitoire. Il a caractérisé l’Union soviétique et les différents « pays de l’Est » jusqu’à la fin des années 1980, même lorsque le parti unique au pouvoir portait le nom de « Parti communiste ». La définition du socialisme par Schumpeter s’y appliquait à merveille. Au début des années 1980, les spécialistes, suivant la suggestion de Léonide Brejnev lui-même, désignaient ces pays comme ceux du « socialisme réel ». On remarquera en revanche que le régime des pays où la « social- démocratie » a pris le pouvoir (c’est notamment le cas dans plusieurs pays de l’Europe de l’Ouest et du Nord, parmi lesquels, à plusieurs reprises, la France) n’est qu’une variante du capitalisme, même lorsque le gouvernement y est exercé par une majorité dont le parti dominant s’intitule « Parti socialiste ». C’est par l’aspect historique de la naissance et de l’évolution du capitalisme que cette étude va commencer. Notes [1] Le fermier était, pour Quesnay, et même pour Turgot, l’archétype de l’entrepreneur. [2] J. A. Schumpeter (1942). Ces références renvoient à la bibliographie générale en fin de volume. Chapitre I Les origines du capitalisme : une esquisse historique ’intérêt d’aborder le capitalisme par l’histoire apparaît plus clairement lorsqu’on songe au caractère proprement révolutionnaire de ce système économique dans l’écoulement des siècles. Deux remarques nous aideront à en prendre la mesure. David Landes [1] faisait observer que, en termes de conditions de vie matérielles, un Anglais de 1750 était plus proche d’un légionnaire du temps de César qu’il n’allait l’être de ses arrière-petits-enfants. Seconde remarque : si l’on se place par l’imagination au milieu du xviiie siècle, et cela reste encore largement vrai dans les premières années du xixe, l’on s’aperçoit que le niveau de vie moyen d’un Européen, comme celui des pays islamiques d’Afrique ou du Proche-Orient, de l’Inde ou de la Chine, étaient approximativement les mêmes, ou en tout cas beaucoup plus proches qu’ils ne le devinrent par la suite. Or, on était à la veille de la révolution industrielle, c’est-à-dire du plus grand bouleversement de l’histoire qui allait conduire l’Occident européen à exercer sur le monde une domination sans précédent [2]. Dans ce chapitre, l’on s’efforcera de faire le point sur ce que nous apprend la recherche historique quant aux origines du capitalisme. Cette tâche préliminaire est en effet indispensable si nous désirons comprendre la nature de ce système et en identifier les perspectives. On y précisera la chronologie et les lignes principales d’évolution du capitalisme. À partir de quel moment de l’histoire rencontre-t-on un mode d’organisation économique et sociale que l’on peut légitimement considérer comme capitaliste ? Nous pourrons, chemin faisant, nous interroger sur le rôle de la L religion et tenter d’identifier les effets de la révolution industrielle sur la nature du système. L’observation historique nous permet de constater que la mécanique du système de l’économie de marché fonctionnait déjà à une époque antérieure au stade industriel des sociétés. Voilà qui doit nous encourager à repérer plus loin en amont les origines du capitalisme proprement dit. Cette démarche est d’autant plus nécessaire que l’histoire de l’Antiquité nous offre le spectacle de grandes métropoles aux structures complexes, entretenant des courants d’échanges souvent très importants avec des pays voisins ou lointains. Ces courants ont irrigué non seulement la Grèce et le monde hellénistique, mais tout le pourtour de la Méditerranée jusqu’au Moyen-Orient, encadrés qu’ils furent ensuite par la puissante organisation romaine. Il serait bien surprenant que l’économie de ces pays, même dans les temps les plus reculés, n’ait pas recouru à quelques-unes des institutions les plus caractéristiques du capitalisme. Il ne saurait être question cependant uploads/Finance/ le-capitalisme-claude-jessua.pdf

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  • Publié le Jui 10, 2022
  • Catégorie Business / Finance
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